Olivia Gazalé, philosophe: “Oui, on peut rire de tout, pourvu que ce soit avec humour”

Olivier Van Vaerenbergh
Olivier Van Vaerenbergh Journaliste livres & BD

Le rire est partout aujourd’hui, plus qu’hier: plus la moindre émission ou débat politique sans son humoriste de service et sa chronique censément drôle. Le stand-up est au sommet de sa gloire. Les réseaux sociaux bourrent leurs algorithmes de gags, de chutes et d’extraits de spectacles (de stand-up). Tout le monde rit de tout, et pourtant, l’air est connu: on ne peut plus rire de rien! Ce n’est là qu’un des paradoxes, très contemporains, qui entourent le rire, ce réflexe encore largement mystérieux, entre manifestation émotionnelle, construction sociale et antidépresseur naturel. Un phénomène sur lequel la philosophie s’était jusqu’ici peu voire pas penchée. D’où l’intérêt et tout le piquant de ce Paradoxe du rire écrit par Olivia Gazalé, déjà autrice il y a six ans d’un Mythe de la virilité qui fit date. Elle fait le point sur les formes que prennent le(s) rire(s) aujourd’hui.

Vous avez travaillé sur le mythe de la virilité avec le succès que l’on sait. Le rire a-t-il besoin lui aussi d’être “déconstruit” aujourd’hui?

Olivia Gazalé: Tout est parti d’une expérience que je fais couramment. Quelqu’un me fait une petite blague ou me lance une pique qui me vexe. Je me sens humiliée et je réponds: « Ce n’est pas très drôle ». Et la personne me rétorque: « Oh ça va, tu n’as pas d’humour« . Et je suis alors humiliée une seconde fois! Se voir accusé·e de ne pas avoir le sens de l’humour, c’est très dévalorisant. C’est se montrer incapable de fantaisie, de distance, d’autodérision… J’ai voulu donner des armes aux personnes qui, comme moi, font cette expérience désagréable. Dans certains cas, il faudrait pouvoir répondre: « Je regrette, ta blague, ce n’était pas de l’humour, mais de l’humiliation. » Et argumenter… On peut résumer ainsi ce que j’ai appelé le « paradoxe du rire »: pour déclencher le rire, il faut une incongruité, un dérapage, quelque chose qui surprend, provoque, voire offense. On rit de la subversion, de la transgression, de l’inconvenance ou de l’excès. Mais c’est précisément cela qui peut parfois humilier, offenser ou scandaliser. Alors comment surprendre et heurter sans blesser? Le rire peut-il être à la fois inconvenant et convenable? C’est toute la difficulté…

Dès lors aujourd’hui, peut-on encore rire de tout? Ou au contraire, on ne peut plus rire de rien?

Olivia Gazalé: C’est une question très complexe. Si l’on y répond oui, au nom de la liberté d’expression, on se montre insensible aux victimes répétées de la moquerie, qu’elle soit sexiste, homophobe, raciste, islamophobe, judéophobe ou encore grossophobe. Mais si l’on y répond non, au motif que le rire peut offenser et outrager, on risque de faire le jeu de la censure, voire de tuer le rire, qui est, par essence, outrancier et excessif. Je propose de résoudre ce paradoxe en distinguant l’humour et les autres formes de comique, en particulier le sarcasme. L’humour est l’art de se moquer de tout, de tous et de toutes, de s’aventurer sur d’étroites lignes de crête, sans causer de tort à autrui. Tandis que le sarcasme est porteur de violence, de mépris, voire de haine. Tandis que l’humour est inclusif et pacifique, le sarcasme est exclusif et polémique. Cette distinction permet de répondre à la question « peut-on rire de tout? » Oui, on peut rire et se moquer de tout, de toutes et de tous, s’autoriser transgressions, outrances et obscénités, on peut aller jusqu’à dire des horreurs, pourvu que ce soit avec humour. J’ai donc essayé dans mon livre de déterminer à quelles conditions un énoncé comique pouvait être reconnu comme ­humoristique.

En vous lisant, on a le sentiment que la seule censure qui résiste réellement à l’analyse, en France en tout cas, est une censure économique qui mène elle-même à l’autocensure. C’est le plus grand danger qui guette les humoristes francophones aujourd’hui?

Olivia Gazalé: J’ai longuement analysé les deux types de menaces pesant aujourd’hui sur les humoristes francophones. La première est économique: aujourd’hui, en matière d’humour, si la censure étatique est plutôt rare, la censure économique est, elle, bien réelle. Ceux qui ont les moyens de censurer, de ne pas diffuser, de suspendre, de licencier, de traîner en justice, ce sont ceux qui tiennent les cordons de la bourse. À cet égard, la constitution de grands groupes médiatiques, qui possèdent à la fois des chaînes de télévision, de radio, des agences de publicité et des maisons d’édition, représente une vraie menace pour le pluralisme et la liberté d’expression. Mais il existe une autre dérive inquiétante, également abordée dans mon livre, c’est l’intolérance sociale, qui est de plus en plus violente et éruptive depuis qu’elle dispose des réseaux sociaux pour se faire entendre. Aujourd’hui, un désapprobateur peut en fédérer des dizaines de milliers d’autres en quelques minutes sur les réseaux sociaux, pour se livrer à du harcèlement en meute, avec une violence qui s’apparente parfois à de la lapidation numérique. Saisir l’Arcom (Autorité de régulation de la communication audiovisuelle et numérique, ex-CSA français, NDLR) et inonder de courriers incendiaires les directions d’antenne ne leur suffit pas: il faut y ajouter les menaces de mort. La dérive justicière d’une twittosphère agressivement moralisatrice est une dérive alarmante, et le principe de précaution pousse certains humoristes à s’autocensurer.

Le rire est surtout un moyen d’exorciser nos angoisses. Plus on rit, plus on est angoissé? L’époque semble à la fois effectivement à la fois particulièrement riante et anxiogène!

Olivia Gazalé: C’est justement parce que la société est terriblement anxiogène qu’on a autant besoin de rire! Notre époque est marquée par l’avènement de peurs globales, de peurs d’effondrement: guerres, retour de la menace nucléaire, pandémies, liberticides, catastrophes climatiques, effondrement du système bancaire, exodes, famines… Comment peut-on supporter une telle charge d’angoisse? Le rire est une arme de résistance, voire de salut. Souvenez-vous: jamais nous n’avons échangé autant de blagues que pendant les confinements dûs à la pandémie de Covid. Ce rire de partage, participatif et solidaire, nous a permis de tenir, de dédramatiser, de faire de l’autodérision, d’alléger nos interminables journées. Le rire est un puissant anxiolytique, ne serait-ce que pour des raisons chimiques: rire libère des hormones bienfaisantes, comme les endorphines, la dopamine et la sérotonine. C’est une armure psychique contre l’angoisse, la peur et la colère, toutes ces émotions négatives qui nous submergent en ces temps difficiles. Plus la ­situation est tragique, plus le rire est nécessaire.

Olivia Gazalé – Bio Express

1974 Naissance à Tokyo. Philosophe, essayiste et maître de conférences. Co-fondatrice des Mardis de la Philo.

2012 Premier essai Je t’aime à la philo – Quand les philosophes parlent d’amour et de sexe, éditions Robert Laffont

2017 Gros succès critique et public pour Le Mythe de la virilité – Un piège pour les deux sexes, éditions Robert Laffont

2023 Le Paradoxe du rire – Et si ce n’était pas toujours drôle?, éditions Seghers

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