Laurent Raphaël

L’édito: 2019, la préface

Laurent Raphaël Rédacteur en chef Focus

Good morning 2019! On vous épargne les bonnes résolutions qui ne passeront pas l’hiver. De toute façon le moral est déjà dans les chaussettes.

Il faut dire que commencer l’année avec Houellebecq, ce n’est pas la meilleure idée pour se recharger en Sérotonine, le titre accrocheur de son roman funèbre (lire la critique dans le Vif), et le nom de l’hormone du bonheur dont la production naturelle semble en panne dans nos social-démocraties épuisées, tout bénef pour l’industrie pharmaceutique qui compense ce coup de mou collectif en inondant le marché d’antidépresseurs.

Encore faut-il s’accorder sur la définition de ce serpent de mer… Qu’est-ce que le bonheur, si tant est qu’il existe et, s’il existe, est-il seulement souhaitable? Un devoir (Robert Louis Stevenson: « Il n’est pas de devoir que nous sous-estimons autant que le devoir d’être heureux. En étant heureux, nous répandons anonymement le bien dans le monde.« )? Un dépassement de soi (Jane Austen: « Je dois apprendre à me complaire à être plus heureuse que ce que je mérite« )? Une folie (Mark Twain: « Santé mentale et bonheur sont incompatibles.« )? Une chimère (Léon Tolstoï: « Le bonheur est une allégorie. Le malheur, une histoire.« )? Un don (Voltaire: « Le bonheur est souvent la seule chose qu’on puisse donner sans l’avoir et c’est en le donnant qu’on l’acquiert.« )? Ou alors est-ce ce sentiment flou, amer, insaisissable qui obsède aussi bien Houellebecq que… Virginia Woolf (« Il ne faut rien de plus épais que la lame d’un couteau pour séparer le bonheur de la mélancolie« ), et dont on ne conserve qu’un vague souvenir sans même pouvoir affirmer qu’on l’a connu réellement un jour?

Qu’est-ce que le bonheur, si tant est qu’il existe et, s’il existe, est-il seulement souhaitable?

Au lendemain d’une année qui a tapé dans les dernières réserves d’optimisme et à la veille d’un millésime qui ne s’annonce pas franchement folichon, il est sans doute bon de revoir nos attentes du réel à la baisse, histoire de ne pas être trop déçus quand les premières gouttes tomberont. Une philosophie de vie pragmatique qui n’envoie pas du rêve, c’est clair, mais qui a le mérite d’épouser les hauts et surtout les bas d’une époque avare en distractions et en cadeaux -sinon manufacturés, cette variante sonnante et trébuchante des antidépresseurs. Et puis, rien n’empêchera de remettre une pièce dans la machine à rêves quand on -ou les générations futures- aura sorti la tête de l’eau. En attendant, on gardera à l’esprit que le bonheur au fond ce n’est peut-être que la somme des malheurs qui ne nous sont pas arrivés jusqu’ici.

Pour ceux que rebute le doux poison de la mélancolie, il reste un espoir: que les technologies nous arrachent à la gravité universelle en superposant un monde fantasmatique au triste spectacle de la réalité. Un peu comme on a enfermé le réacteur fondu de Tchernobyl dans un imposant sarcophage en béton. Et hop, ni vu ni connu. Une foi dans le progrès qui avait pris du plomb dans l’aile suite à quelques ratés retentissants: flop des lunettes connectées, incapacité d’un Apple à nous refaire le coup (de génie) de l’iPhone… Mais cette utopie reprend aujourd’hui du poil de la bête, sous la houlette notamment de quelques illuminés aux poches bien garnies. Entre les tunnels anti-bouchons d’Elon Musk, les taxis volants de Google, les livraisons par drones d’Amazon, la science-fiction revient en force et pourrait bien faire une percée en 2019. Sur le terrain de la culture aussi d’ailleurs, on s’attend à ce que la passivité du spectateur soit secouée par de nouvelles formes de narrations plus immersives. Sans surprise, c’est Netflix qui mène la danse virtuelle. Le 28 décembre, la plateforme américaine mettait ainsi en ligne un film interactif dérivé mais indépendant de sa série à succès Black Mirror. Un très long métrage (cinq heures) truffé de carrefours scénaristiques. Ou comment la mécanique du jeu vidéo s’instille dans l’univers feutré de la fiction classique pour créer un hybride qui promet une expérience totale. C’est encore plus frappant avec cet autre projet du revenant Randal Kleiser (Grease…), baptisé Defrost, qui se présente comme la première série en réalité augmentée. Le spectateur, équipé d’un casque VR, est ici télétransporté au coeur même de l’action. Doit-on se réjouir de cette fuite en avant pixelisée? À chaque génération son opium…

Pour rester dans le registre rabat-joie mais lucide, on ne vous souhaite donc pas une bonne année, on vous la souhaite juste moins épineuse, moins ignoble et moins déprimante que prévu. Un pas après l’autre…

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