John le Carré: « Rapprochons-nous des Russes »

John le Carré chez lui, en Cornouailles. L'écrivain redonne ses lettres de noblesse au roman d'espionnage. © F. COURTES POUR L'EXPRESS

Le maître du roman d’espionnage est décédé d’une pneumonie ce samedi 12 décembre 2020, à l’âge de 89 ans. A l’occasion de la sortie d’Un homme très recherché, Le Vif/L’Express rencontrait John le Carré dans son refuge de Cornouailles. Alors que rôdait le spectre d’une nouvelle guerre froide, il délivrait quelques vérités sur notre monde chamboulé. Revoici son interview, en guise d’hommage.

Article initialement paru dans Le Vif/L’Express du 31/10/2008.

David Cornwell, alias John le Carré, 77 ans, est un homme très recherché. Pour le débusquer, il faut se rendre au fin fond des Cornouailles. C’est là, sur une falaise dominant l’Atlantique, que l’ancien espion a posé ses valises, sa bibliothèque et ses manuscrits voilà trente-six ans, et qu’il continue d’écrire des petits bijoux. Son dernier roman, astucieusement baptisé, Un homme très recherché, est l’un de ses meilleurs: un jeune Russo-Tchétchène accusé de terrorisme débarque en haillons à Hambourg et prend contact avec une avocate idéaliste pour récupérer son héritage; il prétend être le fils d’un seigneur de la guerre qui entassa une fortune bien mal acquise dans les coffres d’une banque aujourd’hui tenue par un Ecossais excentrique. Dans ce roman qui rappelle l’univers noir d’un Joseph Conrad, John le Carré noue le destin de ces trois personnages sur fond de trafic d’êtres humains et de menace terroriste. Plus que jamais convaincu que le monde actuel fournit à la fiction ses meilleurs ressorts, John le Carré redonne ses lettres de noblesse, avec ce livre prodigieux, au roman d’espionnage.

La presse britannique a révélé le mois dernier que vous aviez voulu passer à l’Est lorsque vous étiez encore un espion, au début des années 1960. Pour quelles raisons?

Cette histoire charmante fournit un parfait exemple de ce qu’est la presse britannique… vue sous son plus mauvais jour. Il y a quelque temps, en effet, un journaliste du Sunday Times est venu ici et nous avons parlé du travail d’espion. Je lui ai notamment raconté qu’un ancien espion anglais m’a dit un jour qu’on ne devrait pas faire ce métier plus de quatre ans, car, à son avis, on finissait par devenir fou. J’ai ajouté que lorsque vous faites ce métier, qui est, très solitaire, vous n’avez personne à qui parler, vous étudiez en permanence votre adversaire et, fatalement, la tentation est très forte de traverser la frontière. Mais pas pour trahir. Pour découvrir tous les mystères de l’autre… Je crois en effet que la tentation de se mettre dans la peau de son ennemi est naturelle, du moins si l’on fait correctement son travail. Cela dit, cette tentation ne signifie pas que l’on veut « passer à l’Est ». Je n’ai jamais suggéré que j’avais moi-même été tenté de traverser la frontière et moins encore que j’avais l’intention de le faire! Non, sérieusement, j’ai bien peur que cette tentation ne m’ait jamais traversé l’esprit.

La tentation de se mettre dans la peau de son ennemi est naturelle

Comment êtes-vous devenu espion? Dans Un homme très recherché, vous écrivez qu’il existe « des gens prédestinés à l’espionnage ». Est-ce votre cas?

Oui, je crois. Je viens d’un milieu très chaotique. Mon père était un escroc, il jouait des tours et est allé plusieurs fois en prison. Ma mère a disparu lorsque j’avais 5 ans et je ne l’ai pas revue avant d’en avoir 21. J’ai même cru qu’elle était morte. Jeune homme, j’étais donc attiré par les institutions plutôt que par les gens, dont je me suis toujours naturellement méfié. Et puis, j’étais trop jeune pour avoir combattu pendant la Seconde Guerre mondiale et un sentiment de patriotisme très fort s’est développé en moi. A l’âge de 17 ans, alors que je me trouvais à l’étranger, j’ai donc fait un petit détour par l’une de ces organisations, d’une façon qu’il n’est pas nécessaire de décrire ici. J’étais très attiré par le monde du secret et, en le pénétrant, j’ai découvert un refuge. J’ai aussi découvert quelles étaient les plus grandes peurs de mon pays ainsi que ses plus grands rêves. D’une certaine manière, les services secrets contiennent toute la psychologie d’une nation. Je trouve cela fascinant! Le monde des services secrets vous accueille si vous êtes la bonne personne observant une scène au bon moment. Or, très vite, j’ai eu l’intuition que je pouvais vivre ainsi: observer le monde au bon moment. J’ai eu beaucoup de chance: je suis entré dans l’espionnage alors que j’étais sans attaches ni repères et j’en suis sorti avec un coffre au trésor rempli de possibilités artistiques. J’ai donc travaillé ces possibilités, sans jamais me sentir restreint par elles. L’éthique du secret, de la confidentialité, de la conspiration peut être appliquée à n’importe quelle partie de la vie: nos histoires d’amour, nos relations avec un patron, etc.

Attiré par le monde du secret, j’y ai découvert un refuge

Avec la fin de la guerre froide, tout le monde a pensé que les romans d’espionnage étaient finis, ringardisés par la course du monde. Vous prouvez que ce n’est pas le cas…

Souvent, les lecteurs me demandent: « Quand allez-vous laisser tomber ces histoires d’espionnage et écrire un vrai roman? » Je pense que, si j’étais devenu marin plutôt qu’espion, j’aurais écrit sur la mer. Ma grande chance fut d’être, à cette époque exaltante des années de guerre froide, un petit soldat. Tout écrivain a besoin de son bac à sable pour écrire, c’est-à-dire d’un théâtre qui lui est propre, où il puise sa force: mon théâtre, mon bac à sable, est le monde du renseignement, des services secrets. Je m’y suis totalement donné et j’en suis totalement sorti, de mon plein gré les deux fois. J’y ai fait mon éducation. Aujourd’hui, à 77 ans, je suis le produit de mon éducation.

Je ne suis pas un espion qui est devenu écrivain, je suis un écrivain qui fut, brièvement, espion. Ma vraie vocation n’était pas l’espionnage; c’était l’écriture. Je n’ai donc aucune nostalgie – si ce n’est que mon équipe était une très bonne équipe, amicale, où l’on s’amusait souvent. A l’époque de la guerre froide, nous pensions sincèrement que le monde pouvait devenir meilleur si nous remportions la partie, que nous pourrions le redessiner et que nous serions plus libres. Aujourd’hui, cet espoir n’existe plus. Le monde est beaucoup plus dur qu’il y a cinquante ans. Le problème est que, lorsque la guerre froide s’est terminée, personne n’avait de plan: au lieu de redessiner le monde, nous nous sommes enrichis, ignorant tous les grands problèmes de la vie. Tels sont les gouvernements, tels sont les hommes: incapables de faire des plans. Vous verrez que la même chose adviendra lorsque la crise financière mondiale que nous traversons actuellement se sera tassée: il y aurait une belle occasion de repenser le monde mais, là encore, vous pouvez être certain qu’on passera à côté…

Dans Un homme très recherché, les Russes, bourreaux d’hier, semblent être devenus les victimes…

Longtemps, j’ai été considéré comme indésirable en Russie. Quand j’ai fini par m’y rendre, grâce à Raïssa Gorbatchev, le KGB ne m’a épargné aucune humiliation! J’y retourne régulièrement et je suis frappé de voir à quel point le racisme y est présent – tout comme il l’est aux Etats-Unis. Autre point commun entre les deux pays: l’usage de la torture, qui a émergé et a été théorisé avant même qu’ils n’aient mis la main sur ceux qu’il faut interroger, c’est-à-dire les vrais terroristes. La torture ne sert à rien: prenez le temps de vous rapprocher de quelqu’un, et vous pourrez le rallier à votre cause, le retourner. Le pire, c’est qu’avec la torture vous obtenez très souvent des informations erronées.

John le Carré:
John le Carré: « Tout écrivain a besoin de son bac à sable pour écrire. »© F. COURTES POUR L’EXPRESS

Ce roman se passe de nos jours en Allemagne, où se rencontrent les menaces terroristes islamiste et russe. Sommes-nous entrés dans une nouvelle guerre froide?

L’idée d’une seconde guerre froide est un non-sens total. L’Europe a désespérément besoin de la Russie comme alliée. La Russie n’est plus en mesure de mener une guerre, même froide: son armée est moribonde, la valeur de ses ressources – qui nous sont indispensables – diminue sans cesse, sa Bourse se casse la figure… Ce qui vient de se passer en Géorgie est d’ailleurs très ambigu: il y avait en Géorgie une forte présence américaine, le président Saakachvili a étudié le droit aux Etats-Unis, l’armée géorgienne était entraînée et équipée par les Américains mais aussi par d’autres pays. C’est cette atmosphère qui a laissé penser à Saakachvili qu’il pouvait se permettre de mordre les fesses de l’ours russe sans le moindre risque. Mais l’Histoire nous a enseigné que, lorsque vous le réveillez, l’Ours devient violent. Les Russes ont toujours réagi ainsi: crispés sur la frontière sud. Les conséquences étaient donc absolument prévisibles. En ce qui me concerne, je n’ai pas très bien compris l’indignation générale qui a suivi: qui a entamé les hostilités? La réponse me semble assez évidente… Les Russes ont réagi de façon prévisible. Mais il faut arrêter de penser qu’il y a une solution militaire à tous les problèmes. C’est complètement archaïque! Et il faudrait surtout se débarrasser de ce dinosaure qu’est l’Otan. Cessons de nous croire, nous, Européens, en opposition avec la Russie, et rapprochons-nous d’elle. L’époque actuelle est marquée par le transfert du pouvoir de l’Ouest vers l’Est: la Russie, mais aussi la Chine. Il faut plus de diplomatie (il est si facile de contrarier l’orgueil russe!) et moins d’action militaire.

Comment lutter efficacement contre le terrorisme?

La torture et l’action militaire ont prouvé leur inefficacité. Il faut infiltrer l’ennemi. Ne pas l’humilier. Ce que propose Bachmann, mon espion allemand, dans ce roman… Utiliser l’espionnage, ne pas lancer une guerre de religion.

Un homme très recherché, par John le Carré, trad. de l’anglais par Mimi et Isabelle Perrin. Seuil, 368 p.

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