Jesse Jacobs: « Je veux faire un travail expérimental et étrange, mais je veux que les gens le lisent »

Olivier Van Vaerenbergh
Olivier Van Vaerenbergh Journaliste livres & BD

Combinant psychédélisme, horreur, éléments organiques et figures géométriques, l’univers graphique et narratif du Canadien Jesse Jacobs est l’un des plus singuliers de la bande dessinée indé d’aujourd’hui. La preuve avec Énergies Noires, son quatrième album, sélectionné à Angoulême.

« Je veux faire un travail expérimental et étrange, mais je veux que les gens le lisent. » On trouve donc dans les BD de Jesse Jacobs les habituelles banlieues nord-américaines, des jeunes en déshérence, des enfants qui grandissent, des machines à laver ou des maisons à vendre. Soit « un cadre familier, dans lequel je suis libre d’amener les choses jusqu’à un niveau extrême d’étrangeté« . De fait: chez Jesse Jacobs, le lave-linge devient une porte donnant accès à d’autres univers et d’autres perceptions faites d’abstraction et de couleurs, les bébés grandissent au milieu de monstres protéiformes et effrayants qui se reproduisent (et s’auto-régulent) par dédoublement ou fusion, et les maisons à vendre sont des créatures vivantes et vengeresses qui engloutissent les humains qui passent leur seuil, le tout dans une architecture mouvante, se jouant des perspectives, de la pesanteur ou de nos propres perceptions, à faire pâlir d’envie M.C. Escher ou Christopher Nolan! De la poésie noire et bichrome que le Canadien quadragénaire a bien du mal à définir lui-même: « Je travaille avec ce qui me vient et je ne vise jamais vraiment quelque chose de précis. Mais quand on me demande, je qualifie souvent mon travail de psychédélique. C’est un mot vague, qui englobe beaucoup d’idées, mais qui peut donner une idée approximative d’où je viens. J’essaie surtout de créer des histoires qui présentent une faille ou une rupture dans ce que nous considérons comme la réalité, quelque chose qui joue avec nos habitudes de perception. » Une quête d’artiste qui se remarque d’emblée dans les somptueuses couvertures des livres qu’il publie chez Tanibis depuis huit ans, et que votre rétine accrochera inévitablement en passant dans une (bonne) librairie: « Je passe tellement de temps sur un album que j’ai besoin que l’extérieur en soit le reflet. J’y passe donc là aussi beaucoup de temps, en essayant de concevoir des couvertures qui peuvent attirer l’attention de quelqu’un de l’autre côté d’une pièce, tout en lui offrant encore plus lorsqu’il les tient dans les mains. » Un art, l’illustration, dont Jesse Jacobs est aussi devenu une référence très demandée des médias « hype », inséparable pourtant de sa production en bande dessinée. « Mes histoires ont besoin de dessins, mais mes dessins n’ont pas besoin d’histoires. Je fais des bandes dessinées parce que je crois que combiner mes dessins avec des récits les rend plus attrayants. C’est plus difficile, mais c’est aussi beaucoup plus gratifiant. »

Jesse Jacobs:

Puzzle et plante

Jesse Jacobs, né en 1981 à l’est du Canada, a étudié le dessin et l’estampe à l’école des Beaux-Arts de Nouvelle-Écosse, et auto-édite rapidement plusieurs livres et fanzines qui lui permettent d’expérimenter les techniques d’impression et d’affiner son dessin, au trait précis et fouillé -« Je travaillais dans un studio de sérigraphie industrielle, qui concevait surtout des maillots de hockey, mais j’avais accès à des photocopieurs et à du matériel. » Une maison d’édition canadienne publie son premier livre en 2011 (Even the Giants, inédit en français), une autre les trois romans graphiques suivants, presque aussitôt publiés en français par les Lyonnais de Tanibis, pointus et friands d’une autre bande dessinée -ce sera respectivement Et tu connaîtras l’univers et les dieux (2014), Safari lune de miel (2015) et Sous la maison (2018). Voici désormais cet Énergies noires, en réalité constitué de deux récits conçus à deux ans de distance, Entre mes murs et Parmi les bêtes, mais connectés par la même envie de revisiter, à sa sauce si « creepy », des récits de genre très codés, à savoir la maison hantée et l’enfant sauvage, à nouveau avec cette idée de mettre ses atmosphères inconfortables dans des cocons rassurants: « Le genre agit comme un conteneur pour l’expérimentation. Sans une structure reconnaissable, mes procédés seraient comme paralysés. Je pense aussi que placer une histoire dans un genre familier aide le lecteur à se situer. Si une oeuvre est trop expérimentale ou étrange, elle risque de s’aliéner des lecteurs. L’utilisation du genre, comme de l’humour, peut agir comme une sorte de point d’ancrage ou de boussole, peut-être utile pour entrer dans mon processus de création d’une bande dessinée, qui tient à la fois du puzzle, mais aussi de la plante que l’on regarde pousser. Une partie du travail est très intentionnelle, j’assemble tous ces différents composants en une unité cohérente qui a du sens. Mais c’est aussi quelque chose qui grandit tout seul, s’étend et se complexifie. » Une création presque organique, à l’image du résultat: « Une grande partie de mon travail visuel se caractérise par le contraste d’éléments organiques avec des formes géométriques. Je crois que ça vient des espaces physiques dans lesquels nous vivons -formes naturelles contre formes construites, maison contre forêt-, mais ça n’a jamais été un choix vraiment cérébral. Mon travail a juste fini par ressembler à ça. Je ne sais pas d’où viennent les idées, ce mélange de mystère radical et d’intention soigneusement planifiée. Mais mon meilleur dessin me vient quand je suis à peine présent psychiquement, dans un état d’ouverture et sans inhibition.« 

Énergies noires, de Jesse Jacobs. Éditions Tanibis. Traduit de l’anglais (Canada) par Madani. 64 pages. ****(*)

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