Gilbert Shelton: « Le noir et blanc, ce n’était pas un choix esthétique, on était juste trop fauchés! »

Les Freak Brothers de Gilbert Shelton © DR
Olivier Van Vaerenbergh
Olivier Van Vaerenbergh Journaliste livres & BD

L’Américain Gilbert Shelton expose à Bruxelles ce qui lui reste d’originaux. L’occasion de parler du bon vieux temps avec l’un des auteurs les plus marquants des comics underground.

Les légendes vivantes portent parfois des chemises à fleurs et des chapeaux usés. Pour un peu, ce matin-là sur un trottoir d’Ixelles, on prendrait même Gilbert Shelton pour un de ses Freak Brothers -si ce n’est que Shelton attend l’ouverture de la galerie où il expose pour la première fois depuis (très) longtemps ses dessins en Belgique, là où Fat Freddy et sa fratrie de bras cassés attendaient plutôt soit Dealer McDope, leur fournisseur favori, soit une bonne occasion de ne rien foutre! Un « pitch » aussi malingre que les moyens financiers et parfois intellectuels de ce trio de bozos, dont Gilbert Shelton a pourtant tiré des milliers de planches de comics. Des comics dit « underground » dont il fut l’un des grands anciens et fondateurs avec Robert Crumb, Harvey Kurtzman ou George Herriman, qui ont donné le « la » il y a plus d’un demi-siècle à un pan entier de la (contre-)culture américaine, basée sur le DIY, la subversion et la liberté de création en bande dessinée. Ainsi Shelton, qui publie ses premiers dessins sales et drôles dès 1959 dans le journal estudiantin Ranger avant de connaître un succès fou dans les années 60 avec The Fabulous Furry Freak Brothers qu’il auto-édite: trois frères presque clochards, obsédés par la fumette, « high » en permanence et toujours partants pour défier l’autorité. Un comics dont il existe onze albums publiés en français par la maison Tête Rock, au contenu d’une acuité politique toujours d’actualité, mais dont Shelton revendique surtout l’humour. « J’essayais avant tout d’être drôle« , nous a expliqué, en anglais dans le texte, cette star très underground qui vit en France depuis 30 ans. Et jamais avare de compliments, surtout sur les autres.

Comment s’est effectué le choix des dessins que l’on peut voir et acheter dans cette expo?

Surtout par défaut: il ne restait pas grand-chose à choisir, j’ai presque tout vendu. On peut surtout y voir des dessins datant des années 90, mais tant mieux, avec les années, je suis devenu un meilleur artiste, plus méticuleux. Je ne travaille plus aux États-Unis, mais mes livres se vendent encore bien là-bas, même si la BD a plus de prestige en Europe. Je leur dis souvent que je suis dans le business de l’édition parce que, quand je dis que je suis cartooniste, on me demande si je ne suis pas trop vieux pour ces conneries! Mais j’ai gardé le contact avec la plupart des collègues des sixties, du moins ceux qui sont encore vivants. Avec Robert Crumb, c’est facile, il habite en France et ma femme est son agent. Mais on ne cause pas de BD, plutôt de musique, même s’il n’aime rien après 1936. On joue parfois ensemble, moi du piano, lui de la guitare.

Vous avez appris le piano classique toute votre jeunesse. Comment passe-t-on d’une éducation bourgeoise, classique, aux comics underground?

En découvrant le r’n’b, puis en se lançant dans les revues étudiantes. À l’université, au Texas, j’étais censé apprendre l’Histoire, mais j’étudiais surtout l’humour. Toutes les unifs avaient leur magazine satirique, c’est comme ça que j’ai rencontré Terry Gilliam, qui en éditait une dans son collège de Los Angeles. Puis il est parti travailler à New York avec Harvey Kurtzman, dont il était l’assistant. Je l’ai rejoint, Crumb aussi. Kurtzman, c’était un génie de l’humour, mais aussi quelqu’un de très amical et aux petits soins avec les jeunes dessinateurs. MAD, Trump, Help… Il en a fait travailler beaucoup.

C’était quoi la définition d’un comics underground?

Au début, c’était juste que le contenu était trop controversé pour être publié par les gros éditeurs. Puis c’est devenu une manière d’être plus que de dessiner: le noir et blanc par exemple, ce n’était pas un choix esthétique, on était juste trop fauchés pour imprimer en couleurs! Aujourd’hui, je crois que les auteurs de BD underground, comme Peter Bagge ou Julie Doucet, ont une approche plus sociologique. Moi je dessinais juste l’ambiance de ma propre vie, mais en même temps j’essayais d’être drôle tout le temps. Je voulais être un humoriste et c’est la seule question qui me semblait bonne: qu’est ce qui rend une chose drôle? Ça reste un mystère, je n’ai pas de bonnes explications.

On a beaucoup résumé les Freak Brothers à la marijuana, mais vos gags étaient bien plus subversifs: vous y causez d’écologie, d’occupation d’immeubles abandonnés, de combat permanent contre l’autorité… Rien n’a changé?

Je ne sais pas. Les problèmes restent les mêmes, rien n’a vraiment changé, et tant mieux, je peux encore vendre des albums des Freaks! Pour le reste, je faisais vraiment écho à nos questions quotidiennes, mais j’étais trop jeune pour être un beatnik et trop vieux pour être un hippie. J’étais entre les deux, ceux qu’on appelle les freaks.

Il paraît que vous avez également rencontré Franquin…

Oui, c’était au début des années 80, après un festival à Bruxelles. Il était très sympa, il connaissait bien le MAD, Kurtzman, et même mon travail. Il faisait surtout ses Idées noires à l’époque. Il était, lui, en train de devenir un dessinateur underground, même s’il était déjà trop populaire pour ça. Il a eu un énorme succès, peut-être trop par rapport à ce qu’il aurait aimé faire.

CV express

Gilbert Shelton:

31 mai 1940: Naissance à Houston, Texas.

De 1959 à 1964: Intègre et prend en charge plusieurs revues étudiantes satiriques. Rencontre Robert Crumb.

1965: Rejoint le magazine Help dirigé par Harvey Kurtzman.

1968: Fonde la maison d’édition Rip Off Press.

1969: Crée les Fabulous Furry Freak Brothers. Succès immédiat. Publie ses premiers dessins en France dès 1970 dans la revue Actuel. Entame en parallèle la série spin-off Fat Freddy’s Cat.

1985: S’installe en France. Et continue de dessiner, entre autres la série Not Quite Dead avec Pic.

Gilbert Shelton, The Fabulous Furry Freak Brothers, expo-vente jusqu’au 08/06, Comic Art Factory, Chaussée de Wavre 237, Bruxelles. www.comicartfactory.com

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