Fait-on de plus en plus de fautes? “Sur l’orthographe française s’est déposée une sorte de surmoi moral”

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Nicolas Naizy Journaliste

Les francophones maitrisent-ils de moins en moins l’orthographe? C’est l’avis de certains, pas des linguistes attéré·e·s.

En 2016, avec leur conférence-spectacle La Convivialité, les Belges Arnaud Hoedt et Jérôme Piron venaient alléger notre honte de la faute d’orthographe en déjouant les idées reçues. L’enthousiasme de ces deux démystificateurs (et déculpabilisateurs) de l’accord du participe passé employé avec avoir -entre autres joyeusetés de notre grammaire- a été tellement communicatif que s’est formé avec eux le collectif Les linguistes atterré·e·s. Ce groupe d’universitaires publie dans la collection Tracts de Gallimard Le français va très bien, merci, un manifeste qui prend le contrepied des pleureurs de la dégringolade du niveau de connaissance de la langue. Les anglicismes, l’écriture inclusive ou la féminisation du lexique appauvrissent-ils le “patrimoine” linguistique? Rien ne l’atteste, répond le collectif qui suggère une approche plus positive et inclusive des évolutions du français. Jean-Marie Klinkenberg, professeur émérite de linguistique de l’Université de Liège et membre du collectif, martèle depuis des années que le français n’appartient pas qu’aux puristes parisiens. Si l’orthographe est nécessaire à une compréhension commune, une langue ne se réduit pas à sa représentation et appartient à ses locuteurs. Un plaidoyer pour un français vivant et démocratique.

NB: cet entretien a été rédigé conformément aux règles de la réforme orthographique de 1990.

Votre manifeste collectif parle d’une confusion entre langue et orthographe, comme si le français n’existait qu’à travers son écriture. D’où vient-elle?

L’orthographe est l’aspect le plus visible de l’image qu’on a de la langue. Elle fait partie de la culture scolaire depuis deux siècles. Pendant très longtemps, la dictée a été l’un des fondements de l’enseignement. Au XIXe siècle, l’essentiel était de savoir lire, écrire et calculer, et ça se limitait à peu près à ça. L’orthographe est devenue une pierre de touche et une cristallisation de toutes sortes de fantasmes. Le premier est l’assimilation de l’écriture et de la langue. Or, lorsqu’on apprend une langue étrangère, on se rend bien compte que ce sont deux choses différentes. L’écriture n’est qu’une analyse de la langue. Prenez l’hébreu et l’arabe: on n’y note pas les voyelles.

Contestez-vous le constat fait par certains d’une baisse de niveau en orthographe?

Depuis deux siècles, on nous dit que le niveau baisse. Alors que les enquêtes dont on disposait jusqu’il y a une trentaine d’années permettaient de montrer une stabilité du niveau. Si l’on constate aujourd’hui une légère baisse du niveau général, il ne faut pas oublier que l’enseignement actuel nous fait apprendre plein d’autres choses. Autre constat: beaucoup plus de gens ont accès à l’écriture qu’autrefois. La maitrise de la langue étant stratifiée socialement, les différences de niveau sont donc beaucoup plus visibles. Les réseaux sociaux, qui ont remis l’écrit en avant, mettent ces différences davantage en évidence.

Faut-il voir cette dictature de l’orthographe comme le fruit d’une histoire politique?

Pas nécessairement. À un certain moment, l’orthographe française s’est stabilisée et est restée presque immobile depuis lors. Contrairement à d’autres langues comme l’allemand et le néerlandais qui ont revu leurs règles orthographiques. On n’a pas tellement touché au français, à part la petite tentative de rectification de 1990 (la “nouvelle” orthographe, NDLR), très mal expliquée alors qu’elle ne modifiait pas grand-chose. Le fossé entre l’oral et l’écrit n’a cessé de se creuser. Mais il n’y a pas eu de décision politique pour confondre l’orthographe et la langue. C’est quelque chose qui s’est produit dans les consciences au fil du temps. Sur l’orthographe française s’est déposé une sorte de surmoi moral.

Parmi les autres idées reçues, votre collectif dément que le français est inondé d’anglicismes…

Nous savons que ce qu’il y a de plus superficiel dans une langue, c’est le lexique. Le vocabulaire, ça rentre et ça sort. En 1964, René étiemble s’inquiète dans Parlez-vous franglais? de l’usage de mots anglais. Aujourd’hui, on voit que tous les mots qu’il relevait ont pratiquement disparu. Mais de nouveaux sont intégrés. Par exemple, le verbe to forward se conjugue comme un verbe français: “je te forwarde ce message”. Il faut donc savoir comment fonctionnent les mécanismes d’emprunt. Ces mots restent ou ne restent pas en fonction des besoins techniques ou de mode.

Pourquoi les francophones s’émeuvent-ils autant quand on touche à leur langue?

Dans toutes les cultures du monde, la langue est un facteur d’identification. Mais la conscience de la norme est particulièrement aigüe chez le francophone. Celui-ci souffre d’une d’hypertrophie de la glande grammaticale. Et surtout il pense qu’il n’y a qu’un seul et unique français; alors que le français, comme toute langue, varie. Dès lors, cette hyperconscience des règles crée le malaise devant la variation. Il est donc délicat d’intervenir sur la langue: le corps social est très chatouilleux de ce côté-là.

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Ceux qui crient à une prétendue baisse du niveau en français sont pour beaucoup issus des courants conservateurs. Votre manifeste est-il en ce sens porté par une vision sociopolitique de la langue?

Je ne peux me prononcer pour tous les signataires du manifeste que je ne connais pas tous personnellement. Je peux toutefois affirmer que comme tout scientifique, nous faisons de la science et la science n’a pas à être corrigée par des considérations politiques, religieuses ou autres. Mais nous sommes aussi des citoyens et nous voulons mettre notre savoir au service de la collectivité. Nous avons donc une responsabilité politique et ce Tract nous permet de parler de notre travail de linguiste à la population de manière claire et non intimidante. Les conservateurs de la langue sont souvent des gens de tendance nationaliste qui pensent que le français appartient à la France.

Il n’y a jamais eu autant de gens qui parlent et écrivent le français. Il est donc loin de s’éteindre?

En effet. On peut mesurer le nombre de locuteurs francophones comme le fait l’Observatoire de la langue française de l’Organisation internationale de la francophonie qui publie tous les cinq ans un rapport sur l’état du français dans le monde. Le nombre de francophones dans le monde (321 millions en 2022, NDLR) est largement supérieur aujourd’hui à ce que laissaient entrevoir les projections de 2000. La progression du français est spectaculaire mais d’autres langues progressent aussi faisant du français la cinquième langue parlée au monde. Qu’elle ne soit plus la première comme au XVIIIe siècle en déçoit certains.

Jean-Marie Klinkenberg

1971 Docteur en philosophie et lettres, mène une brillante carrière de chercheur et enseignant en philologie et linguistique.

1985 Membre du Conseil des langues et des politiques linguistiques de la Fédération Wallonie-Bruxelles. Il en sera le président à trois reprises.

2015 La Langue dans la Cité. Vivre et penser l’équité culturelle, Les Impressions nouvelles, Prix du livre politique 2016.

2023 Cosignataire au sein du collectif Les linguistes atterré·e·s de Le français va très bien, merci!, paru dans la collection Tracts de Gallimard.

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