Des Pilules bleues à Aâma, le parcours sans faute de Frederik Peeters

Aâma T4 © Frederik Peeters/Gallimard
Olivier Van Vaerenbergh
Olivier Van Vaerenbergh Journaliste livres & BD

L’auteur suisse Frederik Peeters clôt sa formidable saga Aâma et expose à Bruxelles le meilleur de sa SF teintée d’autofiction. Une perle, et une clé importante dans son parcours, libre, exigeant et sans faute.

« Pour Verloc Nim, le personnage principal, j’ai arrêté de tourner autour du pot, il a grosso modo ma tête. » Frederik Peeters l’avouait déjà il y a trois ans au moment de la sortie du premier tome de Aâma: il y a beaucoup de lui dans ce récit, fût-il de science-fiction et d’une ambition rare, puisqu’il raconte pas moins que la création d’un monde appelé à remplacer le nôtre, issu de notre propre technologie. Trois ans plus tard, alors que vient de sortir le quatrième et imposant dernier tome de cette saga hors norme, on le croise à nouveau, cette fois à la galerie Champaka, et la tendance s’est plus que confirmée: Aâma est aussi l’histoire, extrêmement intime, de la relation tortueuse entre un père et sa fille, et un questionnement tout aussi intime sur le dogme de la procréation et les relations familiales. Des thèmes déjà croisés dans les récits d’autofiction du Suisse, à peine quadragénaire et déjà multi-primé depuis son fameux Pilules bleues, histoire d’amour forcément compliquée entre un jeune homme et une jeune femme séropositive. Avec Aâma, et à l’image de Verloc Nim qui va littéralement fusionner avec sa fille, Frederik Peeters réussit à mêler définitivement et brillamment deux de ses passions, la SF et le récit intime, dans un roman graphique d’une rare exigence mais aussi toujours ouvert aux circonstances et aux humeurs, changeantes sur un travail long de quatre ans. Ce quatrième et dernier tome offre également des envolées graphiques souvent touchées par la grâce, et une poésie organique qu’on n’avait plus vue et ressentie depuis Moebius. Bref, du bel ouvrage, qu’on a évoqué avec l’auteur au lendemain de son vernissage bruxellois. Ses planches noir et blanc sont à voir jusqu’au 3 mars.

Des Pilules bleues à Aâma, le parcours sans faute de Frederik Peeters
© Frederik Peeters

On sort de ce dernier Aâma bluffé par ce mélange de rigueur et de liberté qui vous caractérise. On pense au jazz en le lisant…

Oui, j’utilise souvent ces analogies sur ma manière de fonctionner: la cuisine, ou la musique, le jazz surtout. Un système avec une grille de base, tu sais où tu vas, d’où tu pars, mais tu ne sais pas exactement combien de temps ça va durer, ce que tu vas mettre au milieu. Et ça fonctionne très bien avec la SF. Ma précédente incursion dans le genre, c’était Lupus, mais c’était là une vraie, totale impro, je ne savais pas où j’allais. Ici, il y avait une fin depuis le début, qui a une raison d’être, qui est même la raison d’être de toute cette histoire. Par contre, je me laisse toujours influencer, sur le chemin, par des multitudes d’influx, ça peut tenir à de minuscules perturbations, un tableau, un rêve, un copain qui fait le con… C’est mon grand luxe, cette liberté de pouvoir garder mes récepteurs ouverts tout le temps, et d’avoir un éditeur qui me fait confiance: je n’avais pas de scénario quand je leur ai proposé Aâma. Juste quelques dessins.

Dont celui de Churchill, votre singe-robot, effectivement très graphique…

Oui. J’avais ce thème -l’histoire de l’humanité qui s’extrait par sa propre technologie de sa propre évolution- et des images très fortes, parfois très précises. Comme ce père qui s’unit à sa fille, qui se liquéfie littéralement et disparaît à l’intérieur d’elle-même. Une image ambigüe, dérangeante, comme les relations intimes et familiales peuvent l’être parfois.

Mais c’est là qu’on trouve la cohérence de votre oeuvre. Ces rapports familiaux complexes, on les retrouve par exemple dans Pilules bleues… qui n’a pourtant rien à voir!

S’il faut parler ainsi, oui, une des clés de mon travail se trouve sans doute dans Pilules bleues, et rejaillit ici: l’intime, le personnel, les rapports familiaux… On pourrait dire que Aâma c’est de l’auto-science-fiction, un mélange de SF et d’autofiction. Ça sent le truc publicitaire, mais c’est exactement ça, l’état d’esprit dans lequel j’étais pendant quatre ans: faire correspondre dans un seul et même récit le tout petit, l’extrêmement intime, et le gigantesque, le cosmologique.

Votre récit est effectivement très dense, mais aussi très lisible. Une « vraie » BD!

Pour moi, c’est le plus important: même si le lecteur ne comprend pas tout, tout de suite, il faut qu’il ne puisse pas s’empêcher de continuer à lire. Ce côté « page-turner », ça me vient du manga et de Tintin, qui mettent en place des rythmes implacables.

Ce quatrième et dernier tome est aussi le plus « organique » de tous, allant parfois jusqu’à l’abstraction pour mettre en image la création d’un monde et ses premiers instants…

J’avais même envisagé au début de faire un cinquième volume, totalement abstrait. Je voulais diluer cette explosion finale, un peu étrange, sur 80 pages! C’est un plaisir graphique génial, totalement planant… Et je fais tout ça, ce métier, à cause des sensations que j’ai ressenties enfant, quand je dessinais: se couper du monde, tout oublier, partir dans un univers interne, totalement cloisonné… Maintenant que je suis vieux, un des moyens de retrouver ces sensations d’enfance consiste à faire des séries de dessins presque automatiques, hallucinatoires. Ça marche aussi avec des feuillages ou des rochers. Mais ce final, très organique, c’était aussi une tentative de se servir du langage BD pour créer des sensations inédites, ou qu’on ne trouve pas souvent. Quelque chose comme dessiner l’indessinable. Se servir de la BD et des peu de codes qu’il y a pour accélérer le temps, le contracter. S’essayer à une forme de poésie en BD.

Et comment on passe à « autre chose » après une série comme celle-là?

Comme je le disais: très vite, je me suis mis à dessiner des arbres, des natures, pour me laver un peu. Je devais me laver du synthétique qui imprègne Aâma, où tout est plastique, semi-virtuel. Je voulais vraiment ce côté pop, coloré, presque saturé, jusque dans les couleurs et l’usage de la ligne claire. Après, j’ai eu besoin de souffler, j’avais envie de sapins, d’aquarelles, de hautes herbes… J’ai donc entamé un western sur un scénario de Loo Hui Phang, qu’on n’attend pas sur un tel terrain. J’aime me frotter aux genres, pour les dévoyer surtout.

Aâma (tome 4)

Des Pilules bleues à Aâma, le parcours sans faute de Frederik Peeters
© Gallimard
C’est le bout de la boucle: Verloc Nim, parti flanqué de son frère et de Churchill, le singe cybernétique, à la recherche sur une planète lointaine de la substance Aâma -inventée par les hommes pour accélérer le développement naturel- va pouvoir retourner chez lui et, enfin, retrouver sa fille. Sauf qu’Aâma a littéralement intégré Verloc, et que ce bout de piste sera aussi un formidable combat, tant graphique qu’intérieur, entre l’homme et la Nature, nouvelle et synthétique, qu’il a lui-même créée. Un combat qui, plus que jamais chez Peeters et Aâma, a rejoint l’infiniment grand et l’infiniment intime: l’obscurantisme technologique causant la mutation (et donc la fin) de notre propre civilisation croise les affres d’un père souffrant de son rôle; la création d’un monde se mélange à un face-à-face familial, le tout dans une apothéose graphique impressionnante, tant dans le découpage que dans l’approche réellement organique de sa ligne claire. Si Ralph Meyer a été influencé par Jean Giraud (voir le Focus du 27 février), c’est l’ombre de son double Moebius qui plane sur Peeters et en particulier sur ce formidable dernier tome, proche de la poésie SF du Monde d’Edena ou du Garage hermétique. Mieux: Peeters s’offre un final pop aux portes de l’abstraction et à la mesure -incommensurable- de son sujet. Aâma s’affirme comme une oeuvre proche de l’indispensable, à la fois complexe et lisible, inspirée avec toute la précision suisse de Peeters tant par Hergé que Kubrick.

  • AÂMA T4, DE FREDERIK PEETERS, ÉDITIONS GALLIMARD, 104 PAGES.
  • GALERIE CHAMPAKA – 27, RUE ERNEST ALLARD À 1000 BRUXELLES (QUARTIER SABLON). WWW.GALERIECHAMPAKA.COM

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