Critique | Livres

Dennis Lehane revient au roman noir: « L’écriture d’un livre requiert votre cerveau, votre cœur, votre âme, vos tripes! »

3,7 / 5
"Que requiert l’écriture d’un livre? Votre cerveau, votre cœur, votre âme, vos tripes aussi!" © benny chiu

Dennis Lehane, Gallmeister

Le Silence

448 pages

3,7 / 5
© National
Philippe Manche Journaliste

Adapté par les plus grands, l’auteur de Mystic River Dennis Lehane, à cheval entre Hollywood et les librairies, revient au roman noir avec Le Silence. Le combat d’une mère pour retrouver sa fille disparue sur fond d’émeutes raciales dans un Boston caniculaire en cette fin d’été 1974.

On s’est presque pincé pour être certain de ne pas avoir rêvé lorsqu’un communiqué de presse annonce fin janvier la sortie de Le Silence (lire ci-dessous), quatorzième roman de Dennis Lehane, et premier depuis 2017. Rappelons qu’avec le crépusculaire et douloureux Mystic River, en 2002, l’auteur d’Un pays à l’aube nous avait séché comme l’avait fait James Ellroy en 1988 avec Le Dahlia noir. Pas moins. Comme Los Angeles pour ce dernier et Michael Connelly, Washington pour George Pelecanos, New York pour Richard Price ou La Nouvelle-Orléans pour James Lee Burke, Boston est indissociable de l’œuvre de Dennis Lehane. Hanté aussi par les enfances sacrifiées (Mystic River, Gone Baby Gone, Le Silence) et par la corruption (sa trilogie Coughlin), le romancier plonge à pieds joints dans les ténèbres tourmentées de l’âme humaine en s’abstenant d’allumer la lumière au bout du voyage. Traduisez: sa notion de happy end n’est pas la même que pour le commun des mortels.

Depuis une petite vingtaine d’années, Dennis Lehane est aussi devenu scénariste pour la télévision (The Wire, Boardwalk Empire…) pour HBO et créateur de séries (Black Bird, Firebug) pour le compte de la plateforme Apple TV+. Ce n’est qu’à la fin de cet entretien exclusif pour la presse belge réalisé par Zoom que le romancier très cool nous dit: “Je me suis rendu compte que lorsque j’écris mes romans, je suis tellement absorbé par l’histoire que je suis vraiment déconnecté des miens. Mon travail pour la télévision me permet d’avoir des horaires relativement normaux et de retrouver ma famille le soir autour de la table.

Vos souvenirs d’enfance de l’été 1974 sont le point de départ de ce nouveau roman. Cela a-t-il facilité son écriture?

Dennis Lehane: C’est sans doute l’un de mes bébés qui est venu le plus facilement au monde, même si je crois que c’est l’un des livres les plus sombres que j’ai écrits. Le processus de déségrégation lancé à l’époque à Boston s’est clairement soldé par un échec. C’était un peu la honte pour une ville qui a joué un rôle essentiel lors de la guerre d’indépendance américaine. Et tout à coup, on en parle tous les jours aux actualités nationales parce que des élèves concernés ne vont pas à l’école pendant des mois. Je n’allais pas à l’école publique, j’étais dans l’enseignement catholique, mais je me souviens d’avoir été entouré par un climat d’une violence inhabituelle. Des graffitis haineux surgissaient sur les murs de la ville. J’ai vu comme je le raconte des gens mettre le feu à des effigies d’hommes politiques… Il y a des images disponibles en ligne (Ted Kennedy and the Busing Crisis, NDLR) de l’arrivée du frère de JFK, sénateur du Massachusetts, à l’hôtel de ville trois jours avant la rentrée scolaire et tout ce que je raconte est véridique. Quelqu’un appelle au meurtre, d’autres lui crachent dessus, des vitres explosent…

En basant Le Silence sur une réalité historique, vous nous invitez à explorer le passé pour mieux comprendre le présent. C’est comme ça que vous concevez votre rôle d’écrivain?

Dennis Lehane: C’est exactement ça. Et ça me met encore plus en colère parce que le racisme, que je méprise profondément, n’a pas disparu, au contraire. Qu’est-ce qui fait que ce climat de haine est toujours présent presque 50 ans après cet été 1974? Je ne suis malheureusement pas surpris et les gens sont stupides de croire que le racisme disparaît lorsqu’une génération calanche à son tour. Ces gens-là ont des enfants et ces derniers grandissent dans la méfiance de l’autre savamment cultivée par leurs parents. Un enfant blanc de 4 ans va se tourner naturellement vers un enfant afro-américain du même âge et le contraire est évidemment vrai aussi. À 4 ans, le racisme n’existe pas chez lui. C’était aussi l’un des objectifs de ce livre d’explorer un thème et de le faire résonner.

Dennis Lehane retourne avec Le Silence dans un Boston qu’il connaît bien. © getty images

Aux racines du roman noir, des auteurs comme Dashiell Hammett avec La Moisson rouge ou Horace McCoy avec Un linceul n’a pas de poche décrivent déjà à la fin des années 20 et 30 une Amérique raciste et corrompue. Vous vous inscrivez dans cette tradition?

Dennis Lehane: J’ai beaucoup d’admiration pour Hammett, pour sa vivacité d’esprit et pour son écriture. Je pourrais citer Chandler, qui ne m’a pas influencé directement même si j’ai du respect pour lui et que je suis influencé par des auteurs qui, eux-mêmes, ont été influencés par Chandler. Si vous voulez savoir l’écrivain qui compte le plus à mes yeux et que je considère comme mon numéro un, c’est Elmore Leonard. That’s my man! J’ai chacun de ses romans dans diverses éditions et j’ai lu chacun de ses livres au moins à deux reprises. C’était un dialoguiste hors pair qui nous servait de référence à Richard Price et à moi lorsqu’on travaillait sur The Wire.

Quel est l’impact de votre travail pour une série télé sur un livre comme Le Silence?

Dennis Lehane: Je vous donne un exemple concret et récent. J’ai écrit Le Silence pendant le tournage de la série Black Bird. L’écrire a été une véritable bénédiction qui m’a permis d’échapper au stress que génère une série télévisée. Pour vous répondre simplement, je ne vois pas de connexions entre les deux, ce sont deux disciplines très différentes. Que requiert l’écriture d’un livre? Votre cerveau, votre cœur, votre âme, vos tripes aussi! Alors que pour la télé, je ne fais qu’enchaîner les réunions. Présentement, je regarde ce qu’il y a chez vous, là maintenant. Je vois que vos deux rideaux sont tirés, que l’un des deux est cassé, que vous avez une affiche du Viêtnam encadrée sur votre mur de couleur terre de feu. Eh bien, c’est le genre de conversation que je peux avoir lorsque je suis en meeting avec un designer et que nous imaginons l’intérieur d’un personnage. Ça n’a rien à voir avec l’écriture. L’avantage de travailler pour la télévision, c’est que je suis proche de ma famille, que j’ai fait venir à La Nouvelle-Orléans sur Black Bird.

Si vos romans ont été adaptés par les plus grands réalisateurs, on connaît moins votre culture cinéma. Vous vous souvenez de la première fois que vous êtes entré dans une salle obscure, et avec qui?

Dennis Lehane: Avec ma sœur pour une séance d’Oliver, la comédie musicale de Carol Reed, à l’âge de 4 ans. Je ne pense pas que ma sœur se souvienne aujourd’hui de la noirceur d’une histoire peuplée de personnages aussi peu recommandables. Un autre de mes grands chocs, c’est A Night at the Opera des Marx Brothers. Rappelez-vous quand ils sabotent la 9e symphonie de Beethoven -ils la détruisent littéralement. C’est tellement irrévérencieux, anarchique et finalement très politique que je n’avais encore jamais vu rien de tel. J’ai grandi dans les années 70, j’étais sans doute trop jeune mais je sais que cette décennie a débuté avec French Connection pour s’achever avec Apocalypse Now. C’était définitivement une autre époque. Les films étaient cyniques et politiques tout en étant divertissants. Ce qui me fait songer que j’ai vraiment commencé à apprécier Chandler grâce à la vision proposée par Robert Altman avec The Long Goodbye. Je me considère comme cinéphile. D’ailleurs, mes copains au lycée m’encourageaient à suivre des études de cinéma et j’ai opté en fin de compte pour un cursus de littérature créative. Encore aujourd’hui, je pense que c’était la bonne décision. Pour être assez souvent sur des tournages, je me vois mal passer mes journées derrière une caméra. Je préfère de loin écrire mes histoires dans mon coin.

Notre critique du nouveau roman de Dennis Lehane, Le Silence

Le premier roman de Dennis Lehane depuis son ambitieux mais plus inégal Après la chute (2017) marque un changement d’écurie chez l’Américain, qui quitte son historique maison d’éditions française Rivages pour Gallmeister. Il retourne aussi à Dorchester, quartier irlandais de South Boston, où il est né, a grandi et dont il a fait le terrain de jeu de la plupart de ses thrillers. En cette fin de l’été 1974 -et comme il l’écrit à l’intention du lecteur dans un petit texte en guise de préface-, Dennis Lehane a “neuf ans”. Se met alors en place la politique de déségrégation des écoles publiques de Boston. Afin d’encourager la mixité, les élèves afro-américains iront à l’école publique blanche et vice versa, avec comme résultat deux années de manifestations, de 1974 à 1976, un climat haineux à son paroxysme et (déjà) une défiance envers le politique. C’est dans ce contexte explosif que disparaît Jules, âgée de 17 ans, qui vit seule avec sa mère Mary Pat depuis que son père s’est fait la malle et que son frère a perdu la vie au Viêtnam. Pour retrouver la chair de sa chair, la maman en colère va retourner Southie au propre comme au figuré, se heurter à une communauté irlandaise ultra codée tenue par la mafia locale, et à l’impuissance et l’incrédulité d’un duo d’enquêteurs qui loue sa détermination et, sous le manteau, ses méthodes peu orthodoxes, jusqu’à un final digne d’un film de Sam Peckinpah. Avec ce contexte social qui rend la ville complètement dingue, Dennis Lehane signe un thriller taillé sur mesure pour le grand écran, sans toutefois égaler son magistral Mystic River. Il nous régale de dialogues tranchants et savoureux, de scènes gratinées, d’un suspense effréné pour un résultat aussi divertissant qu’historiquement passionnant.

Vous avez repéré une erreur ou disposez de plus d’infos? Signalez-le ici

Partner Content