Critique | Expos

Après la Biennale de Venise, Francis Alÿs arrive au Wiels avec ses jeux d’enfants

Ajout récent à la série, Parol a été tourné en 2023 à la suite d’une discussion entre Francis Alÿs et un ami ukrainien. C’est bien la guerre qui s’invite ici au cœur de l’enfance. Sur place, l’artiste se souvient d’un cratère creusé par un missile à côté d’une plaine de jeux. Une vision d’horreur aussitôt apprivoisée. Les enfants n’ont pas tardé à transfigurer le trou en aire de jeux. © Francis Alÿs, Courtesy Peter Kilchmann, Jan Mot and David Zwirner Gallery.
Michel Verlinden
Michel Verlinden Journaliste

Après avoir représenté la Belgique à Venise, Francis Alÿs investit le Wiels avec une nouvelle version de The Nature of the Game. Inspirante, cette exposition scrute le monde à hauteur d’enfant.

Non contents d’avoir mis le monde sous la coupe de l’horreur économique, les adultes ne le comprennent qu’à travers la modalité du rapport de force. Pas un jour ne se passe sans confirmation de ce constat désespérant. Raboté et appauvri, le réel se racrapote sous nos yeux déconfits. Heureusement, une poignée d’artistes sont là pour traquer les pas de côté, les frêles agencements qui laissent à penser que tout n’est pas perdu, que l’humanité résiste à l’uniformisation unidimensionnelle. Avec sa dégaine de grand échalas aux cheveux gris, ses Converse noires, son pantalon baggy, ses lunettes rondes et sa chemise flottante, Francis Alÿs (Anvers, 1959) appartient à ce cénacle de plasticiens dont l’œuvre conserve intacte la flamme de l’espoir. Ce goût du miracle inespéré, celui qui possède une formation d’architecte le perpétue depuis la fin des années 80, moment où il a commencé à enregistrer le monde à travers une pratique constituée de photographies, vidéos, performances, dessins et installations.

Bétonné jusqu’à la garde, Hong Kong n’offre pas beaucoup de zones de divertissement aux enfants. Jump Rope (2020) montre des fillettes joyeuses et agiles apprivoisant cet environnement hostile. La blancheur de leurs cordes à sauter dessine, telle une lueur dans la nuit, une calligraphie éphémère sur fond de grisaille.
Bétonné jusqu’à la garde, Hong Kong n’offre pas beaucoup de zones de divertissement aux enfants. Jump Rope (2020) montre des fillettes joyeuses et agiles apprivoisant cet environnement hostile. La blancheur de leurs cordes à sauter dessine, telle une lueur dans la nuit, une calligraphie éphémère sur fond de grisaille. © Francis Alÿs, Courtesy Peter Kilchmann, Jan Mot and David Zwirner Gallery.

Chiens errants, vitres cassées, marchands ambulants et comportements humains en apparence futiles, voilà exactement ce qui retient l’attention de ce “faiseurd’allégories contemporaines” -une expression forgée par son galeriste belge Jan Mot- installé au Mexique depuis 1986. Ces fragments que l’on pourrait penser insignifiants à première vue, l’intéressé a le don de leur offrir une résonance inédite. Sa pratique en décortique la signification réelle, souvent profonde et archétypale, toujours universelle. Sa méthode? C’est Hilde Teerlinck, la curatrice qui a soumis la candidature du plasticien au Gouvernement flamand dans le but de représenter la Belgique dans les Giardini vénitiens, qui la résume le mieux: “Francis n’établit aucun plan de carrière. Il s’ouvre au monde et se laisse porter par le hasard et les rencontres. Cette démarche est avant tout alimentée par la très grande empathie dont il fait preuve envers les gens”, explique celle qui a beaucoup fait parler d’elle en signant l’édition 2015 de Beaufort, la triennale d’art contemporain sur la côte belge. En plus d’être compatissant, Alÿs est cohérent, lui dont le site dispense des contenus à la volée sous la licence “Creative Commons”, une forme juridique permettant de s’adresser au plus grand nombre tout en se protégeant des utilisations commerciales -il faut bien avoir en tête cet élément crucial qui éloigne sa pratique d’un aspect de prédation en la ramenant sur le chemin humaniste du don et du contre-don.

Jeux sans frontières

C’est incontestablement l’attention à autrui et le hasard qui sont à l’origine de Children’s Game, une série initiée en 1999 et comptant à ce jour une petite quarantaine d’occurrences. Francis Alÿs d’expliquer lors de la conférence de presse: “C’est en bossant sur un autre projet que j’ai eu le déclic. J’ai croisé un gamin de Mexico City qui shootait dans une bouteille en plastique à moitié remplie pour l’amener au sommet d’une rue en pente. J’étais fasciné par sa concentration, comme si rien d’autre n’existait, qui contrastait avec l’inutilité et le caractère ardu de la tâche. Très vite, j’ai pris la mesure des résonances qu’il y avait avec les thématiques qui irriguaient mon travail. Lors de mes déplacements dans le monde, j’ai dès lors développé une attention toute particulière aux activités ludiques des enfants, qui sont toujours une voie royale pour s’immiscer au cœur d’une culture. Aujourd’hui, en raison de la notoriété de la série, les choses s’inversent: il n’est pas rare que l’on vienne vers moi avec des propositions de jeux dont on pense qu’il est crucial de garder la trace.” À ce propos, Francis Alÿs ne cache pas que ces occupations enfantines -un sujet dont il faut se rappeler qu’il a déjà été identifié dans l’Histoire de l’art par un célèbre tableau du XVIe siècle signé Brueghel l’Ancien- sont aujourd’hui en danger, face au repli digital et au rétrécissement de l’espace public, perçu comme de plus en plus dangereux pour nombre de parents.

Montrées à l’occasion de la dernière Biennale de Venise, les séquences qui saisissent la nature même des amusements des petits -derrière lesquelles on retrouve une équipe fidèle Julien Devaux au montage, Félix Blume pour le son et Rafael Ortega à la prise d’images- ont séduit le public vénitien. “Tout le monde s’est émerveillé devant la joie, la créativité et l’espoir qui se dégagent des vidéos”, commente Hilde Teerlinck. Du Congo à l’Afghanistan en passant par la Belgique, Hong Kong ou l’Équateur, Alÿs documente ces divertissements, en symbiose sur leur environnement direct. Il le fait de manière rigoureuse sans pour autant adopter une vue de surplomb. Une donnée confirmée par son preneur d’images Rafael Ortega, qui insiste sur l’obligation pour l’artiste de mouiller sa chemise en participant aux jeux en cours, ce qui nécessite souvent une souplesse et une habilité hors de portée d’un adulte, afin d’obtenir le blanc-seing pour filmer. Ce mini rite de passage peut se comprendre dans la mesure où ce qui se joue n’a rien d’ anodin: sous couvert de jeu, les futurs adultes conquièrent un espace en négociant le temps. Par l’activité ludique, il est question de s’approprier, fragilement, un territoire au milieu de peurs qui sont fantasmées pour les plus privilégiés, voire de violence bien réelle pour les gamins qui n’ont pas cette chance. Avec la domestication d’un périmètre à sa taille, le petit d’homme produit une géographie réenchantée qui tient, pendant une période déterminée, les forces du chaos en périphérie.

Tourné à Lubumbashi en 2022, Kujunkuluka explore une configuration ludique que certains religieux ont élevée au rang du transport mystique. Des enfants tournent sur eux-mêmes dans la lumière du soleil déclinant. Tels des derviches, ils quittent leur corps. Qui restera le dernier debout?
Tourné à Lubumbashi en 2022, Kujunkuluka explore une configuration ludique que certains religieux ont élevée au rang du transport mystique. Des enfants tournent sur eux-mêmes dans la lumière du soleil déclinant. Tels des derviches, ils quittent leur corps. Qui restera le dernier debout? © Francis Alÿs, Courtesy Peter Kilchmann, Jan Mot and David Zwirner Gallery.

La règle du jeu

À moins d’être blasé ou de souffrir d’un sérieux rétrécissement de l’émerveillement, il est difficile de ne pas être bouleversé devant la reconfiguration de The Nature of the Game opérée au Wiels. En plus d’une expérience cinématographique (The Silence of Ani, 2015), d’une vitrine exposant des appeaux et d’une suite de tableaux figuratifs petits formats réalisés pendant ses voyages, Francis Alÿs aligne 17 Children’s Game -18 si l’on ajoute une séquence montrant des petits Ukrainiens imitant les sirènes annonçant les bombardements imminents. Ces vidéos sont agencées à la faveur d’une scénographie aussi sombre que léchée dans laquelle on ne reconnaît pas les contours habituels du centre d’art. On y pénètre comme dans une grande cour de récréation, ce qui n’est pas sans fatiguer le visiteur soumis à une cacophonie assourdissante. Ce niveau sonore assumé fait partie de l’expérience, il raconte à sa manière la vitalité des mômes.

La majorité des courts métrages, dont la taille des supports de projection varie, est condensée en une salle qui révèle la maîtrise d’Alÿs et de son équipe. Face au regardeur, une palette d’environnements souligne la constante d’adaptation au milieu qui sous-tend chaque distraction élue par l’artiste. Une gradation se laisse entrevoir, narrant un niveau de contamination plus ou moins important par le monde adulte. Pour évoquer deux configurations situées à des pôles opposés, on mentionnera Nzango (Children Game #28) -pure célébration du rythme, de la complexité du mouvement et de la joie se déroulant le quartier de Tabacongo à Lubumbashi- ainsi que, à l’autre bout du spectre, Parol (#39), une séquence qui serre la cœur en donnant à voir des enfants de Kharkiv en train de procéder à des contrôles routiers informels, ce qui est leur manière de contribuer à l’effort de guerre ukrainien. Entre les deux se joue rien de moins que la perte de l’innocence.

C’est encore Lubumbashi qui est le théâtre de La Roue (2021). Tel un Sisyphe contemporain, un jeune enfant grimpe au sommet d’un terril jouxtant une mine de cobalt. On le suit par moments à l’aide d’une caméra embarquée dans le pneu qui lui sert de véhicule, au fil de sa descente infernale aux allures de métaphore d’un monde en chute libre.
C’est encore Lubumbashi qui est le théâtre de La Roue (2021). Tel un Sisyphe contemporain, un jeune enfant grimpe au sommet d’un terril jouxtant une mine de cobalt. On le suit par moments à l’aide d’une caméra embarquée dans le pneu qui lui sert de véhicule, au fil de sa descente infernale aux allures de métaphore d’un monde en chute libre. © Francis Alÿs, Courtesy Galerie Peter Kilchmann, Jan Mot and David Zwirner Gallery.

Il reste que Francis Alÿs a glané d’autres scènes ludiques, dont certaines décontenancent totalement. En les voyant, on se demande quel mystère y préside. Ainsi d’Imbu (#30), qui dévoile des enfants en train d’émettre vocalement une fréquence sonore attirant les moustiques -on sait que ces insectes repèrent leur partenaire sexuel grâce à l’ouïe- afin d’écraser sans la moindre pitié ces vecteurs de la malaria en RDC. Il y a aussi Contagio (#25), une variante du loup qui préfigure étrangement l’épidémie de Covid, ou encore Rubi (#27), une sorte de stade construit dans le sable dont les contours évoquent le “flick soccer”, l’aspect de consommation et de prolifération plastique en moins. Le tout invite à considérer -à la suite de Marcel Duchamp dont on disait que l’emploi de son temps était l’accomplissement artistique ultime- qu’en se mettant ainsi à hauteur d’enfant, Alÿs signe son grand œuvre.

■ The Nature of the Game, Francis Alÿs, Wiels, à Bruxelles. Jusqu’au 07/01. www.wiels.org

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