Tori et Lokita : les enfants de la colère

"Quand on est exilé, on essaie de se reconstituer une famille. C’est ce que font Tori et Lokita" (Pablo Schils et Joely Mbundu). © National

Luc et Jean-Pierre Dardenne sortent en cette rentrée 2022 leur nouveau film, Tori et Lokita, cri de colère et œuvre magistrale découverte à Cannes.

Ce n’est plus nécessairement une surprise mais c’est toujours une satisfaction: en mai dernier, Luc et Jean-Pierre Dardenne foulaient pour la neuvième fois le tapis rouge du Festival de Cannes pour présenter leur dernier film en compétition officielle. Leur palmarès, d’ores et déjà magistral (s’il est besoin de le rappeler, sept prix dont deux Palmes d’or) se voyait étoffé d’une nouvelle distinction, le Prix spécial du 75e anniversaire, faisant d’eux les cinéastes les plus primés de l’Histoire du festival. Une incroyable régularité qui témoigne de l’impact profond et durable de leur cinéma au niveau mondial.

Avec Tori et Lokita, ils ouvrent une fois de plus les écrans à des laissés-pour-compte, ceux que l’on ne voit pas, et se penchent sur la question des migrants, des sans-droit. “C’est un sujet qui nous hante depuis longtemps, confie Jean-Pierre Dardenne, mais on ne trouvait pas forcément l’angle pour le traiter. Copier la réalité, ce n’est pas notre affaire, nous ne faisons ni étude journalistique ni récit sociologique. Nous, on passe par la fiction. Ce qui nous a amenés à ce sujet, c’est quand on a découvert le nombre de MENA (mineurs étrangers non accompagnés) qui disparaissent chaque année en Belgique.

C’est le quatrième film que l’on consacre à la question des migrants, après La Promesse, Le Silence de Lorna et La Fille inconnue, enchaîne Luc Dardenne. En 2012, nous avions déjà voulu écrire une histoire à ce propos, avec une famille, une mère et deux enfants. On l’a abandonnée, mais le sujet revenait dans nos discussions. Ce qui a déclenché le récit pour nous, c’est quand on a choisi d’en faire une histoire d’amitié. Nous avions lu un rapport dans une revue consacrée aux jeunes migrants, qui disait que la solitude qu’ils vivent provoque une série de maladies nouvelles pour les psychiatres, inconnues en Europe avec une telle intensité. Ces maladies sont liées à la solitude. Quand on est exilé, on essaie de se reconstituer une famille. C’est ce que font Tori et Lokita.

Tori et Lokita, c’est d’abord et avant tout l’histoire de cette amitié déchirante, sorte de succédané des familles dont les deux enfants ont été séparés. Ce lien, ils le vivent comme “un territoire, un refuge, poursuit Luc Dardenne, et c’est la puissance de leur amitié qui fait fiction. Quand elle est mise en danger, ils font tout pour la préserver. Je crois que c’est une histoire lumineuse, malgré les conditions tragiques dans lesquelles elle se déploie, car leur solidarité l’emporte.” Cette amitié est traitée comme un mouvement pur, elle n’est pas entravée par des rebondissements dramatiques artificiels, des trahisons qui viendraient la mettre en péril, elle n’est jamais mise sous tension par les protagonistes, malgré les vicissitudes qu’ils rencontrent. Elle est une donnée absolue.

Un conte noir

La simplicité de cette trajectoire émotionnelle entre les deux personnages renvoie à la notion de conte. Souvent, le cinéma des Dardenne relève de l’épure et ne s’encombre pas de péripéties ou de circonvolutions psychologiques. Tori et Lokita est un conte tragique et noir qui nous est donné à voir, “un conte pour enfants à ne pas raconter aux enfants”, comme le dit Luc Dardenne. Du conte d’ailleurs, on retrouve différents marqueurs disséminés tout au long du récit: la forêt, le souterrain, même des ogres. Et puis une mélodie qui vient le ponctuer. La musique est rare dans le cinéma des Dardenne. Pas de bande originale, parfois une chanson (on se souvient de La nuit n’en finit plus de Petula Clark dans Deux jours, une nuit). Ici, le film débute avec un chant traditionnel sicilien que se réapproprient Tori et Lokita. Il est à la fois leur outil et leur talisman, ce qui crée le lien et les protège. Leur amitié se matérialise à travers cette ritournelle, qui les accompagne tout au long de leur parcours, et qui traduit autant leur joie d’être ensemble que leur profonde mélancolie. “La première scène dans laquelle ils chantent la chanson permet de raconter leur histoire en peu de mots, sans s’attarder, décrit Jean-Pierre Dardenne. Ça permet aussi d’incarner leur connivence, ce qu’ils partagent, à travers les regards qu’ils échangent, et le plaisir qu’ils ont à chanter cette chanson de l’exil. Elle est l’incarnation sonore de leur complicité. On la retrouve comme un leitmotiv, une phrase musicale, une scansion qui rythme leur amitié. Elle permet aussi de faire exister l’absent, quand ils sont séparés, par le simple fait de la chanter.

Jean-Pierre et Luc Dardenne
Jean-Pierre et Luc Dardenne © dr

Face aux protagonistes se dressent des opposants. Les enfants demandent des choses simples: un abri, un emploi, une légitimité. Ils vont tenter de contourner les obstacles, et parfois y plonger la tête la première, chacun avec une énergie bien particulière, Tori constamment dans le mouvement, Lokita dans une sorte de résistance. “Tori, c’est une étincelle, un feu d’artifice permanent, sourit Jean-Pierre Dardenne. Il est l’explosivité. Lokita, c’est la force tranquille qui encaisse la violence, une boxeuse presque. L’équilibre s’est assez vite dessiné comme ça. Certains enfants ont subi de telles choses avant d’arriver ici, surtout les filles. Elles arrivent comme démantibulées. Il ne faut pas oublier que Lokita est une femme, noire, mineure, sans parents. Elle est ce qu’il y a de plus vulnérable aux yeux de nos sociétés.” “On voyait Lokita comme un corps qu’on empêche de bouger, qu’on enferme, confirme Luc Dardenne. C’est une prisonnière. Ce n’est pas pour ça qu’elle n’est pas dans l’action, mais elle est contrainte. Elle est aussi victime de traite sexuelle, elle subit la contrainte ultime.

Un récit tendu

L’autre élément narratif fort qui surgit dans leur cinéma, c’est l’arme à feu, une nouveauté qui s’est imposée à eux, continue Luc Dardenne: “L’arme est devenue inévitable. La violence a tellement augmenté dans la société depuis qu’on a commencé à faire du cinéma. La drogue, le trafic dans lequel les enfants sont impliqués, on ne pouvait plus éviter cette réalité. On entend tous les jours des histoires d’enfants tués par balle. L’arme a fait irruption dans notre cinéma avec cette violence.

Le pistolet, c’est aussi l’instrument du suspense, un autre marqueur de la filmographie des Dardenne. Si l’on a coutume de caractériser leur cinéma comme un cinéma social, profondément ancré dans le quotidien de personnages souvent livrés à eux-mêmes et sur lesquels on ferme volontiers les yeux, on souligne moins l’extrême tension qui règne dans leurs films. Ici encore, en 1 heure et 28 minutes denses, qui vont droit à l’essentiel, le destin de Tori et Lokita est joué. Jean-Pierre Dardenne constate: “On tresse nos histoires comme ça. Ici, à partir du moment où dès le départ, on est dans la clandestinité, un milieu très dur, sans foi ni loi, et qu’il s’agit de faire croire à un mensonge, ça crée un suspense. On trouve du plaisir à travailler dans cette tension, parce que ça nous force à trouver des ellipses, à faire avancer le récit sans s’arrêter. On essaie de faire en sorte que le spectateur découvre les choses que nous pensons importantes le plus tard possible. Tout est construit comme ça: cacher le plus possible, attendre le bon moment pour dévoiler.

La narration se joue dans le présent. Si l’on devine le périple des deux enfants, c’est au travers de quelques allusions savamment distillées. Et c’est surtout au moyen du récit qu’ils doivent s’inventer. Pour obtenir ses papiers, Lokita n’a pas le droit d’être elle-même. Elle doit se créer un autre personnage, et choisit de s’accrocher à Tori, de revendiquer un lien de parenté avec cet enfant persécuté. Le jeune garçon, rejeté car accusé de sorcellerie, est la bonne victime. La jeune femme, mandatée par sa famille pour gagner en Europe de quoi la faire vivre, réfugiée économique en quelque sorte, est la mauvaise victime. Cette autobiographie maladroite suggérée par Lokita, qui ouvre le film, est un moteur narratif puissant. Jean-Pierre Dardenne: “L’une des nécessités de leur lien, c’est le besoin. À quoi sert leur amitié, à part bien sûr briser leur solitude? Elle permet à Lokita, peut-être, d’obtenir des papiers, et à Tori d’être protégé et élevé. Lokita a le mauvais récit. Ce pourquoi elle vient n’est visiblement pas acceptable, ce n’est pas une assez bonne raison. C’est pour ça d’ailleurs que beaucoup de jeunes migrants inventent des histoires, d’homosexualité, de viol, pour entrer dans la catégorie des persécutés, qui leur permettrait de rester.” “Ils se retrouvent à inventer les récits que l’on attend d’eux pour les accepter, pour correspondre à nos critères, poursuit Luc Dardenne. Mais la loi doit changer par rapport à ça. La protection de l’enfance oblige à garder les mineurs sur notre sol. La protection de l’enfance devrait s’étendre après la majorité, quand un mineur a entamé un processus d’apprentissage ou des études, qu’il puisse rester.” C’est aussi par le biais du cinéma que les sociétés bougent. Rosetta en Belgique avait déjà laissé son empreinte, avec la création d’un statut pour les jeunes travailleurs. Espérons que Tori et Lokita seront eux aussi entendus.

Le cinéma est politique

Avec ce nouveau film, le cinéma des Dardenne, qui a toujours été politique, prend une nouvelle résonance et se teinte d’une urgence essentielle. “C’est un film de dénonciation. Même si on peut dire que Rosetta était déjà un cri de colère, c’est la première fois que l’on dénonce de façon aussi directe, explique Jean-Pierre Dardenne. Cette rage face à cette situation, nous ne pouvions pas ne pas l’exprimer. Quand nous avons reçu le prix à Cannes, Luc s’est associé à l’action du boulanger de Besançon (Stéphane Ravacley, qui a fait une grève de la faim pour régulariser son apprenti, NDLR). On lui a d’ailleurs parlé au téléphone, il nous a appris que son jeune apprenti avait fini par obtenir ses papiers, par se marier. Il a construit sa vie en France. Il y a des choses à changer dans la façon dont on traite les MENA (mineurs étrangers non accompagnés) qui atteignent la majorité, et on veut croire que le film pourra y contribuer.” À cet égard, la sélection cannoise a offert une caisse de résonance précieuse pour exposer le sujet. “Le sort que l’on réserve aux migrants, c’est vraiment la grande question de nos sociétés, s’émeut Jean-Pierre Dardenne. Son frère renchérit: “On n’est pas politiciens, mais on espère que le film fera réagir. C’est un film sur l’amitié, mais c’est aussi un film qui dénonce une forme d’esclavage moderne. Si nos deux petits personnages, des marginaux hyper fragiles, pouvaient faire réfléchir les décideurs et les décideuses, si ça permettait que l’on arrête de placer au-dessus de la tête de ces jeunes une épée de Damoclès à leur majorité… Je pense qu’au niveau européen, on peut trouver des solutions pour ne plus renvoyer les mineurs chez eux à 18 ans.

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