Todd Haynes: « Lorsque j’ai lu le scénario de « May December », j’ai voulu absolument tourner ce film »

Elizabeth (Natalie Portman) vient disséquer la personnalité de Gracie (Julianne Moore) et son couple avec Joe (Charles Melton). © Francois Duhamel

Avec May December, où Julianne Moore et Natalie Portman brillent dans un ambigu jeu du chat et de la souris, Todd Haynes signe un drame sur la culpabilité, la rancune, le pouvoir et la manière peu véridique dont nous racontons nos vies.

Dans leur maison au bord de l’eau à Savannah, Géorgie, Gracie (Julianne Moore), Joe (Charles Melton), leurs trois enfants et leurs deux setters irlandais semblent former une famille parfaite de la classe moyenne américaine. Jusqu’à ce que débarque Elizabeth (Natalie Portman), star hollywoodienne qui veut rencontrer Gracie, modèle de son prochain rôle. Il y a des années de cela, la relation entre Gracie et Joe, 23 ans de différence, alors que lui en avait à peine 13 à l’époque, a fait scandale et a mené Gracie en prison. Mais leur relation a tenu bon.

Comment conjurer les fantômes du passé? Comment se remettre d’une relation interdite? Où s’arrête l’amour et où commencent l’abus et la manipulation? Ce ne sont pas des questions simples que pose le réalisateur Todd Haynes dans May December (la critique est ici). De Loin du paradis à Carol, le maestro américain a fait des films discrètement subversifs sur des cœurs troublés -de préférence de femmes mariées- sa spécialité.

L’affichage de ce contenu a été bloqué pour respecter vos choix en matière de cookies. Cliquez ici pour régler vos préférences en matière de cookies et afficher le contenu.
Vous pouvez modifier vos choix à tout moment en cliquant sur « Paramètres des cookies » en bas du site.

Toute votre œuvre se déroule dans le passé, même s’il s’agit d’un passé récent, comme dans May December, situé en 2015. Pourquoi?

Todd Haynes: Ça vous donne plus de liberté. Vous pouvez colorer le passé comme vous le souhaitez. Si vous vous éloignez du présent, vous vous forcez à le recadrer. Ça vous oblige à tisser des liens entre hier et aujourd’hui, entre le sujet et vous-même. Surtout s’il s’agit d’un léger décalage vers le passé. Le scénario original de May December se déroulait dans le présent, mais je voulais l’éloigner des années Trump et le situer sous la présidence de Barack Obama, qui a été beaucoup moins clivante. De plus, l’histoire se déroule en Géorgie, dans le sud des États-Unis, une région majoritairement conservatrice et républicaine. Ça aurait fait surgir des questions sur la relation des personnages avec le climat politique et ça aurait pu constituer un obstacle pour un sujet déjà bien chargé en soi. Le film ne traite pas de politique. Le film traite de politique domestique, au sein d’une famille, au sein d’un couple.

Le film est basé sur des événements réels?

Todd Haynes: Oui, l’histoire de Gracie et Joe est librement adaptée de celle de Mary Kay Letourneau et Vili Fualaau. Mary Kay Letourneau était une enseignante, qui a entamé à 34 ans une liaison avec son élève Vili Fualaau, alors âgé de 12 ans, dans les années 90. Elle a été emprisonnée pour ça mais ils se sont quand même mariés par la suite. Mary Kay est décédée d’un cancer du côlon en 2020. J’avais vaguement entendu parler de cette histoire. Ce qui m’intéressait davantage, c’était la part de fiction du scénario, celle de l’actrice qui vient observer Gracie et sa famille.

Le couple « interdit » de May December sous microscope: Gracie (Julianne Moore) et Joe (Charles
Melton). © François Duhamel / Courtesy of

May December traite notamment d’une relation toxique et de ses conséquences. En ce sens, s’agit-il également d’une satire de l’ère post-#MeToo?

Todd Haynes: D’habitude, ce sont des hommes plus âgés qui profitent de femmes plus jeunes. C’est ce à quoi nous nous attendons. Dans ce cas-ci, c’est l’inverse. J’ai trouvé fascinant d’inverser les dynamiques et les genres. Parce qu’alors il s’agit plus de pouvoir et de manipulation que de coupable et de victime. Ça devient plus ambigu, plus universel. Plus grec, en quelque sorte (rires). Mais bien sûr Gracie a manipulé Joe lorsqu’il était mineur. Elle ne lui a d’ailleurs jamais vraiment donné l’occasion de se développer indépendamment d’elle par la suite. Mais on ne peut s’empêcher de remarquer que notre société réagit différemment face aux femmes qui franchissent ces limites sexuelles par rapport aux hommes dans la même situation. Gracie a payé pour ses actes, mais elle a ensuite épousé Joe et ils ont élevé trois enfants ensemble. Leur relation est-elle basée sur l’amour ou sur l’abus? Qui peut en décider? Les personnages obligés de payer pour un amour qui se heurte aux conventions sociales m’ont toujours fasciné. C’est ce qui relie Poison, Loin du paradis, Carol et May December. En fait, c’est ce qui relie tous mes films.

Est-ce cela aussi qui vous a donné l’envie de réaliser ce film?

Todd Haynes: Oui, et quelques autres éléments spécifiques. Pour le personnage de Gracie, une femme au foyer d’une soixantaine d’années, j’ai bien sûr immédiatement pensé à Julianne. Et puis il y avait cet incroyable monologue à la fin. Lorsque j’ai lu le scénario, je me suis dit: je veux absolument tourner ce film. Cette scène m’a rappelé la manière dont Ingmar Bergman filme Ingrid Thulin dans Les Communiants (1963), lorsqu’elle lit à haute voix une lettre en regardant droit dans la caméra, en plan moyen, sur un fond neutre. Lorsque j’ai vu ce film pour la première fois, quand j’étais adolescent, j’ai été époustouflé. C’est si simple. Si puissant. Si conceptuel aussi de laisser l’acteur dominer complètement le cadre et de fondre le langage et l’image en une unité parfaite. Depuis lors, j’ai toujours voulu filmer une scène comme celle-là, et ce scénario m’en a donné l’occasion. À partir de là, j’ai commencé à réfléchir: quel est le langage visuel qui nous permettrait de faire ça? J’ai alors décidé de faire en sorte que les personnages de toutes les scènes avec un miroir regardent directement dans l’objectif, et d’en faire un motif tout au long du film. De cette façon, on voit et on sent les deux femmes se fondre l’une dans l’autre et se refléter, quand l’une observe l’autre comme un sujet d’étude. En cela, bien sûr, j’ai également pensé à Persona de Bergman (1966) et à The Go-Between (Le Messager, 1971) de Joseph Losey, un film qui traite aussi de la répression sexuelle et dont nous avons repris et adapté la musique de Michel Legrand, à la sonorité unique.

Vous avez repéré une erreur ou disposez de plus d’infos? Signalez-le ici

Partner Content