Rodrigo Sorogoyen (Las Bestias) : La Galice jusqu’à la lie

Denis Ménochet, l'étranger en milieu rural hostile. © National
Jean-François Pluijgers
Jean-François Pluijgers Journaliste cinéma

Dans Las Bestias, Rodrigo Sorogoyen fait d’un village perdu le territoire d’un conflit entre deux frères en colère et un couple d’étrangers.

Une poignée de films, El Reino et Madre surtout, ont imposé le cinéaste espagnol Rodrigo Sorogoyen, comme le maître du thriller sous (haute) tension. Une veine qu’il approfondit aujourd’hui avec Las Bestias, un drame situé dans le paysage rural galicien, dans le petit village de Bierzo, déserté par une bonne partie de ses habitants. C’est là qu’a choisi de s’installer, depuis un moment déjà, un couple de Français, pratiquant l’agriculture écoresponsable et retapant des maisons abandonnées, dans l’hypothèse d’un éventuel repeuplement. Activités que les autochtones observent avec une distance méfiante, leurs voisins, les frères Xan et Lorenzo Anta (Luis Zahera et Diego Anido) en particulier, la situation s’envenimant lorsqu’Antoine et Olga (Denis Ménochet et Marina Foïs) s’opposent à un projet d’éoliennes que la petite communauté attend comme le naufragé une bouée de sauvetage. Une histoire inspirée de faits réels, comme nous l’expliquaient le réalisateur et Isabel Peña, coscénariste de l’ensemble de ses films depuis Stockholm en 2013, à la faveur de la présentation de Las Bestias au dernier festival de Cannes. «Nous sommes tombés, en 2014 ou 2015, sur un article de journal où il était question d’un couple de Hollandais vivant dans un petit village de Galice, qui étaient entrés en conflit avec le voisinage quand ils avaient voulu agrandir leur maison. A partir de là, il y avait eu une escalade de violence…» Avec des conséquences tragiques que l’on se gardera de révéler, histoire de ne pas déflorer l’arc dramatique du film, mais que le duo a tenu à explorer plus avant – «en guise de référence, nous avions à l’esprit Straw Dogs de Sam Peckinpah», précisent-ils.

Las Bestias témoigne de notre préoccupation par rapport à la montée de l’extrême droite et de la xénophobie.

RIVALITÉ HISTORIQUE

En cours d’écriture, les auteurs ont veillé à s’écarter sensiblement du fait divers original: «Nous ne voulions pas utiliser tous les détails de l’histoire vraie dont nous nous sommes inspirés, par respect pour les gens à qui cela était arrivé», relève Isabel Peña. Parmi les changements introduits, la nationalité des protagonistes, le couple néerlandais devenant français par la magie de l’écriture. «Il y a plusieurs raisons à ça, souligne Rodrigo Sorogoyen. Ayant déjà travaillé dans le cadre de coproductions françaises, il semblait plus facile d’essayer d’en monter une à nouveau pour ce projet. Plus fondamentalement, ce choix a découlé de la rivalité historique qui oppose la France à l’Espagne. A une époque, les Français ont essayé d’envahir l’Espagne, ce qui ne s’est pas très bien passé, mais nous a aidés à construire cette tension, et à lui donner un socle lié à la haine de l’étranger, et au fait de ne pas l’accepter. Et il y a aussi toujours ce vieux cliché qui a cours en Espagne, voulant que les Français nous prennent de haut. Ces différents éléments étaient bénéfiques pour l’histoire.» Tout en lui donnant une résonance plus vaste, le film ne se faisant faute de montrer combien la rancœur, la frustration et la peur peuvent conduire aux dernières extrémités – «même si ce n’était pas notre intention au départ, et que nous tenions pas spécialement à aborder ce sujet, Las Bestias témoigne de notre préoccupation par rapport à la montée de l’extrême droite et de la xénophobie, c’est indéniable», soulignent-ils encore.

© National

Sa force, le film la puise également dans son ancrage dans la réalité de ce village perdu et de ceux qui y vivent, le particularisme galicien n’ étant pas qu’une vue de l’esprit. «L’histoire originale se déroulait en Galice, et il nous a semblé intéressant de conserver ce cadre, observe Isabel Peña. La Galice est un endroit particulièrement cinégénique, très beau et très sauvage, avec une langue intéressante, dont les sons diffèrent de l’espagnol. C’est aussi une région qui a connu son lot de souffrances, et dont beaucoup d’habitants ont émigré. C’est de là également que sont originaires les pires politiciens espagnols, dont Francisco Franco, le dictateur. Cette partie de l’Espagne est coupée du reste du pays, isolée par une chaîne de montagnes, et les Galiciens sont très différents des Espagnols méditerranéens. Ils ne donnent pas de réponse directe, par exemple. Si vous leur demandez: «Combien d’habitants compte ce village?», ils vous répondront: «Moins que ce que vous pensez» (rires). Et ils ont aussi un sens de l’humour très particulier, ils ne rient pas.» Le film ne se fait faute d’en dispenser l’un ou l’autre échantillon bien senti – ainsi dans une scène de bar où Antoine s’ouvre un peu à ses hôtes, racontant son histoire aux frères Anta, à quoi l’aîné, Xan, consent une «très belle histoire» sans que son visage ne manifeste la moindre réaction, tandis que le cadet, à l’arrière-plan, continue de picoler sans sourciller.

Luis Zahera, qui joue Xan et avec qui le réalisateur avait déjà travaillé pour El Reino, est originaire de la région – «C’est un vrai Galicien, ce qui nous a beaucoup aidés pour l’écriture du personnage, mais aussi pendant le tournage, notamment avec les acteurs non professionnels pour qui il est une idole.» Face au massif Denis Ménochet, sa présence, minérale et inquiétante, n’est pas étrangère au sentiment de malaise émanant de Las Bestias. Le reste, la tension, physique et psychologique, Sorogoyen en fait son affaire. Comme lors d’une scène de poursuite… au pas, modèle de combustion lente. Du grand art? «Fondamentalement, ce n’est rien d’autre que du travail…» Combiné à une sacrée dose de talent.

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