Rencontre avec Roger Deakins, directeur de la photographie le plus talentueux du moment

Roger Deakins, sur le tournage d'une vraie prouesse technique. © FRANÇOIS DUHAMEL
Jean-François Pluijgers
Jean-François Pluijgers Journaliste cinéma

Chef-opérateur attitré des frères Coen, de Denis Villeneuve et de Sam Mendes depuis Jarhead, Roger Deakins enrobe 1917 d’un voile funèbre. Un travail d’orfèvre qu’il commente pour Focus…

La quatorzième aura donc été la bonne pour Roger Deakins, nommé treize fois à l’Oscar de la meilleure photographie depuis The Shawshank Redemption, de Frank Darabont, en 1995, avant d’enfin décrocher la précieuse statuette en 2018 à la faveur de Blade Runner 2049, sa troisième collaboration avec Denis Villeneuve. Une récompense (largement) méritée que l’on verrait bien réitérée dans quelques semaines sur la scène du Kodak Theater de Los Angeles, tant sa composition pour 1917 (lire aussi notre interview de Sam Mendes et notre critique du film) appelle les éloges. Lui ne s’en soucie guère, qui confie: « Je n’y pense pas, j’aime simplement bien faire ce travail. J’entends bien, dans le cas présent, que la technique suscite la curiosité, mais pas au point, j’espère, de sortir les spectateurs du film… »

Affichant 70 printemps, le chef-opérateur britannique compte parmi les techniciens les plus respectés du 7e art, un maître de la lumière dont l’art s’est épanoui au gré de collaborations privilégiées. Avec Michael Radford, d’abord, aux côtés de qui il fait ses premiers pas dans le cinéma de fiction sur Another Time, Another Place, en 1984. Avec les frères Coen, ensuite, rencontrés en 1991 pour Barton Fink, le premier de leurs douze films en commun. Un tournant, incontestablement, qu’il commentait avec une modestie teintée d’humour british lors d’une précédente rencontre, à l’occasion de l’hommage que lui rendait le festival de Cannes en 2016: « Je travaillais en Grande-Bretagne à l’époque, et je pense qu’ils étaient avant tout à la recherche d’un chef-opérateur qui ne soit pas syndiqué aux États-Unis, ce qui était mon cas. Ils avaient eu l’attention attirée sur mon travail par Sid & Nancy. Nous nous sommes vus dans un café de Notting Hill, le courant est bien passé, et voilà. Nous avons un sens de l’humour assez proche, et une même vision du monde. Et puis, dans leurs scénarios, la dimension visuelle coule de source. Notre confiance mutuelle n’a cessé d’augmenter. C’est formidable de pouvoir construire une telle relation dans la durée. »

Des films différents, une même perspective

Celle qui l’unit à Sam Mendes en est un autre exemple. Depuis Jarhead, en 2005, la paire s’est retrouvée pour Revolutionary Road, Skyfall et, aujourd’hui, 1917. « Jarhead, le premier film que nous avons tourné ensemble, s’est révélé très instructif. D’une certaine manière, il a façonné notre manière de travailler, même si la façon de procéder était, techniquement, fort différente de celle de 1917. Jarhead a été tourné entièrement caméra à l’épaule, nous avons pour ainsi dire filmé les répétitions, le travail avançant au jour le jour. Alors qu’ici, tout avait été méticuleusement répété avant de commencer le tournage. Mais ces deux films sont envisagés dans une même perspective, celle d’un personnage, ou de personnages dans le cas présent, à travers le point de vue desquels on fait l’expérience d’une situation. » Si 1917 a requis une telle préparation, c’est parce que Mendes souhaitait recourir à de (très) longues prises, assemblées en un seul (faux) plan-séquence, histoire de donner au récit un caractère aussi immersif que possible. Une gageure, relevée avec brio. « Sam m’a envoyé le scénario, sans rien m’avoir dit de la manière dont il avait l’intention de le tourner, sourit Deakins. Mais il était précisé, dès la première page du script, que le film se ferait en temps réel, et en une seule prise. J’ai d’abord cru à une erreur, mais plus j’avançais dans la lecture, plus j’ai commencé à comprendre la nature de l’histoire et à voir où il voulait en venir, avec cette idée d’être constamment en mouvement. Tourner le film de la sorte m’a, du coup, semblé être une bonne idée. »

Rencontre avec Roger Deakins, directeur de la photographie le plus talentueux du moment
© FRANÇOIS DUHAMEL

Ce que confirme le rendu à l’écran, l’expérience de 1917 n’ayant guère d’équivalent cinématographique, le spectateur s’y voyant aspiré dans quelque ballet étourdissant. « Chaque film représente un processus différent, poursuit-il. Pour celui-ci, nous avons bénéficié d’une indispensable période de préparation. Il s’agissait d’établir ce que l’on voulait faire avec la caméra, où la positionner et quel angle adopter pour chaque scène, ce qui ne diffère guère du travail habituel, si ce n’est que dans le cas présent, l’ensemble devait être lié d’un seul tenant. Cela semblait intimidant au départ, mais nous avons tracé notre sillon, et résolu les problèmes, si bien qu’arrivés au tournage, tout paraissait en quelque sorte très simple. »

Façon de parler, cela va sans dire, le film constituant, de toute évidence, une prouesse technique. À quoi Deakins aura ajouté sa griffe visuelle – « je n’avais pas d’autres références que les archives filmées et photographiques de la Première Guerre mondiale, même si j’ai revu L’Enfance d’Ivan et Come and See , deux films que j’apprécie beaucoup », explique-t-il. Et d’opter pour une esthétique se déployant dans des dégradés grisâtres de circonstance. « Je n’ai pas utilisé d’éclairage artificiel pour les scènes de jour. Pour le look du film, il me semblait inconcevable de tourner au soleil, il fallait qu’il fasse gris. Mais ça n’avait rien d’évident en termes de continuité, parce que nous sommes passés des Salisbury Plains du Wiltshire au champ d’aviation de Bovingdon, dans l’Hertfordshire, du fleuve Tees, dans le nord de l’Angleterre, aux docks de Govan à Glasgow, et il fallait que les conditions météorologiques soient les mêmes partout. J’avais cinq ou six applications météo sur mon téléphone, que je consultais sans arrêt, c’était assez stressant. Je n’avais jamais passé autant de temps à scruter le ciel sur un tournage. » Les brumes d’Albion peuvent avoir du bon…

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