Laurent Raphaël

L’édito: Naufrage universel

Laurent Raphaël Rédacteur en chef Focus

Les Misérables de Ladj Ly est un grand film. Pas seulement parce qu’il rend compte en mode viscéral d’une réalité sociale à bout de souffle, mais parce qu’il étale sur nos pupilles le désarroi d’une population qui a perdu le goût de l’universel, s’enlisant inexorablement dans les divisions, le repli, la haine, les ténèbres. L’Autre est au mieux un serpent dont on accepte les petits trafics pour éviter la morsure, au pire un ennemi à abattre. Mais jamais en tout cas un être aimé et respecté pour ce qu’il est, par-delà ses différences. Tous -flics ripoux, caïds, proxénètes, intégristes- se neutralisent par la peur ou par l’intimidation, garantissant un équilibre précaire, instable et inflammable.

La crise morale que traverse notre époque se confond avec cette crise de l’universalité qui gangrène les esprits bien au-delà des banlieues. Un principe théorisé une première fois par les Grecs dans l’Antiquité, mais instrumentalisé alors pour distinguer les civilisés et les barbares, repris ensuite tel quel par les chrétiens au Moyen Âge, puis remis sur le métier laïque au XVIIIe pour être vidangé de ses accents idéologiques et équipé de nouvelles bielles moralistes. Depuis, le concept a connu des fortunes diverses. Détourné à nouveau à des fins expansionnistes pour justifier l’entreprise coloniale au XIXe, il a trouvé dans le capitalisme un allié de circonstance qui lui a permis de contaminer tous les continents, sans avoir à brandir le glaive ou le missel. Il s’est même payé le luxe un moment d’apparaître comme l’antidote aux tyrannies de masse venues du froid. Mais voilà, avec la montée en puissance des pays émergents, soucieux de préserver des particularismes culturels peu compatibles avec cet ethnocentrisme douillet, avec aussi l’expansion d’Internet qui a ouvert la porte à toutes les revendications identitaires, son étoile a à nouveau pâli au début du millénaire. Une brèche dans laquelle toutes les forces centrifuges se sont engouffrées.

Même dans son fief occidental, l’humanisme n’a plus la cote. Il est accusé de tous les maux, à gauche comme à droite. « À droite, relevait récemment dans Télérama le philosophe Francis Wolff, il est taxé d’uniformisation, d’oubli des identités particulières que sont les nations, les traditions, les origines, les religions. » Pour les populistes, il se confond encore avec l’altermondialisme, cette utopie cosmopolite du siècle dernier que vomissent les « identitaires ». « À gauche, il est accusé d’être le cache-sexe du droit du plus fort, de masquer de sa généralité la réalité des rapports de domination pour écraser certaines minorités, sexuelles ou racisées. » C’est le reproche que l’on entend aujourd’hui dans la bouche des féministes radicales ou des militants afro-descendants. Des critiques justifiées, tant il est vrai que les belles promesses de mettre fin aux injustices sont longtemps restées lettres mortes. Même les amis des animaux cherchent des poux à cette doctrine, au motif qu’elle exclut le reste du vivant. Dans ce contexte de défiance généralisée, il serait tentant de passer à autre chose. Mais faut-il jeter le bébé avec l’eau polluée du bain? Est-ce parce qu’il a été dévoyé et corrompu qu’il faut de se débarrasser d’un concept hautement estimable, qui s’appuie sur la raison et le langage, ces deux grandes inventions de l’homme?

L’humanisme n’a plus la cote. Il est accusu0026#xE9; de tous les maux, u0026#xE0; gauche comme u0026#xE0; droite.

En dépit des vents contraires, il faut donc avoir le courage de réintroduire l’éthique des Lumières dans le jeu politique. Tout simplement parce que l’humanisme est le seul horizon viable pour tous. On est condamnés à vivre ensemble. Soit on opte pour une cohabitation harmonieuse et respectueuse, fondée sur l’égalité et le dialogue, soit on continue à cultiver l’égoïsme, le repli sur soi, la méfiance, jusqu’à ce que tout pète. Comment réinjecter cette légèreté? D’abord en faisant son examen de conscience (merci Adèle Haenel), ensuite en revalorisant ces vertus piétinées par le cynisme, le relativisme désenchanté ou le radicalisme. Comme la bonté, la gratitude, la discrétion, la gentillesse, trop souvent assimilées de nos jours à de la faiblesse ou de l’inadaptation. Consciemment ou non, Ladj Ly se fait d’ailleurs l’avocat de ce fragile espoir en donnant le pouvoir de stopper l’incendie qui se propage aux deux seuls êtres qui ont montré un peu d’empathie et d’humanité dans cet enfer urbain. Avant de citer Victor Hugo, plus que jamais d’actualité: « Mes amis, retenez ceci, il n’y a ni mauvaises herbes ni mauvais hommes. Il n’y a que de mauvais cultivateurs. » Réapprenons donc à cultiver nos vertus.

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