Kechiche, le cinéma sous tension

Léa Seydoux, Abdellatif Kechiche et Adèle Exarchopoulos, à Cannes. © REUTERS/Régis Duvignau
Jean-François Pluijgers
Jean-François Pluijgers Journaliste cinéma

Les déclarations des comédiennes de La Vie d’Adèle sont venues le rappeler: la vie sur les plateaux de cinéma n’est pas qu’un long fleuve tranquille…

C’était en mai dernier, à Cannes. Alors qu’on l’interrogeait sur son travail avec Abdellatif Kechiche, Léa Seydoux nous faisait part des sentiments ambivalents que lui avait laissés l’expérience de La Vie d’Adèle: « Je voulais vivre quelque chose de fort, mais ce fut vraiment très dur. Travailler avec Kechiche, c’est plus que simplement tourner un film. Je ne suis pas sûre que je serais prête à le refaire. » Encore mesurés à l’époque, les propos allaient prendre une ampleur inusitée par la suite, attisant le feu de la polémique, et brouillant l’image du réalisateur, bientôt perçu en tyran. En cause, bien sûr, une méthode emmenant les acteurs à la limite, voire au-delà. Olivier Gourmet évoquait, au sujet de Vénus noire, un tournage « physiquement terriblement éprouvant », allusion notamment aux cinq nuits passées sur les scènes de salons, à raison d’improvisations à répétition longues de 50 minutes. « Faire un spectacle de 50 minutes, qu’il soit bon ou mauvais, c’est fatigant. Comme on ne sait jamais si la caméra est sur nous, il faut toujours être là, dedans. Au départ, puisqu’on ne sait pas ce qu’on fait, on est plus dans la tête, dans le ressenti de ce qu’il y a dans l’espace, dans le lieu, avec les figurants, les partenaires, ce vers quoi on pourrait aller. Et puis, au fil des nuits, cela s’affine. On refaisait, on refaisait, encore et encore, jusqu’au moment où la fatigue est là et où l’esprit s’en va. Il y a l’acquis, le vécu des nuits précédentes qui est inscrit, et il y a autre chose qui naît, de l’ordre de la transe due à la fatigue et aussi au relâchement du corps. » De La Graine et le mulet à Vénus noire ou, aujourd’hui, La Vie d’Adèle, la méthode a fait ses preuves, pour un rendu à l’écran en tous points saisissant, venu faire de ces films une expérience viscéralement organique.

Le génie a un prix

Kechiche raconte ne jamais attendre de ses collaborateurs qu’un engagement équivalent au sien, entendez inconditionnel, d’où des tournages ne tenant sans doute pas que de la partie de plaisir. Le cinéma n’est, du reste, pas avare d’exemples de cinéastes, et non des moindres, dont l’art se nourrirait notamment de tension et autre abandon total -voir Stanley Kubrick accumulant les prises tant et plus, ou Maurice Pialat malmenant ses comédiens-, ces acteurs dont Hitchcock devait déclarer qu’ils étaient « tous du bétail » (citation soustraite, toutefois, à son contexte, comme il devait s’en expliquer à François Truffaut lors de leurs fameux entretiens). Et l’on pourrait ainsi multiplier les exemples à foison, d’Henri-Georges Clouzot écoeurant Serge Reggiani sur le tournage de L’Enfer à un William Friedkin défiant les limites du raisonnable; d’un Otto Preminger notoirement tyrannique à un Lars Von Trier poussant ses comédien(ne)s dans leurs derniers retranchements. Mouvement qu’il ne faudrait toutefois pas imaginer à sens unique: Tony Curtis racontait ainsi, dans Certains l’aiment chaud et Marilyn, combien l’actrice poussa à bout l’immense Billy Wilder à force d’oublier ses répliques -81 prises, avait-il compté, pour dire « Où est ce bourbon? »

Mais soit, le génie avait un prix, et Wilder savait à qui il avait affaire, ayant déjà tourné The Seven Year Itch avec Miss Monroe. Quant à Werner Herzog, les frictions et plus l’opposant à Klaus Kinski font partie de la légende du Septième art, ce qui ne les empêchera pas de travailler ensemble à cinq reprises, leur relation tumultueuse inspirant en outre au réalisateur de Aguirre et Fitzcarraldo un mémorable documentaire, le bien-nommé Ennemis intimes

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