Jean Libon et Yves Hinant (Poulet Frites) : « Le réel est toujours plus fort que la fiction »

Le commissaire Lemoine, as de la crim’ et sacré personnage de cinéma. © ARTEMIS PRODUCTIONS/RTBF
Jean-François Pluijgers
Jean-François Pluijgers Journaliste cinéma

Quatre ans après Ni juge, ni soumise, l’émission Strip-tease refait son cinéma avec Poulet frites, un curieux objet décrypté par ses auteurs, Jean Libon et Yves Hinant.

C’est le genre d’ovni comme le cinéma n’en produit que rarement. Au cœur de Poulet frites, on trouve une enquête policière remontant à une vingtaine d’années: une histoire de meurtre sordide dont la pièce à conviction n’est autre qu’une frite et le principal suspect un toxicomane frappé d’amnésie, un flic opiniâtre tentant de tirer l’affaire au clair tandis qu’une juge invoque sainte Rita. Le tout, frappé du sceau du réel et d’une belgitude assumée qui font de ce documentaire à l’impeccable noir et blanc un concentré de comédie humaine tout ce qu’il y a de plus délectable.

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Une esthétique de film noir

On ne s’étonnera guère de trouver derrière ce film le duo composé de Jean Libon et Yves Hinant, issus du vivier Strip-tease (le premier étant à l’origine de l’émission culte), et auteurs, il y a quatre ans, de Ni juge, ni soumise, la juge Anne Gruwez faisant, du reste, le lien entre les deux films. L’histoire de Poulet frites n’est assurément pas banale, puisque ce même fait divers avait fait l’objet, en 2007, d’un Tout ça (ne nous rendra pas le Congo) décliné en trois fois une heure sous le titre Le Flic, la Juge et l’Assassin. Quinze ans plus tard, les voilà donc à l’affiche d’un long métrage documentaire, une décision précipitée par l’épidémie du Covid, comme nous l’expliquent ses deux auteurs, rencontrés dans une brasserie saint-gilloise. “Le 20 mars 2020, on signait avec France 3 et Canal+ un contrat pour faire un Strip-tease au cinéma (1). Sauf qu’on s’est retrouvés avec un masque, et que faire un Strip-tease avec un masque, ça ne va pas, commence Jean Libon. On était coincés et je leur ai proposé de reprendre ce vieux Tout ça qui n’avait pas été montré en France, et de le remonter pour en faire un film d’1 h 40, c’était l’affaire de deux jours. C’est alors qu’on a retrouvé dans une salle de montage désaffectée, au fond d’une armoire, une caisse avec cent heures de rushes. J’ai tout revisionné et remonté, ça m’a pris deux mois et demi plutôt que deux jours. Et ça donne ce film, dont je suis très content, parce que je le trouve plus abouti cinématographiquement que Ni juge, ni soumise.” Et pour cause, Poulet frites adoptant une esthétique de film noir, dévidant son histoire de crime révélatrice d’un univers dans un noir et blanc de rigueur.

Jean Libon et Yves Hinant: “Le manque de chance est une faute professionnelle.”
Jean Libon et Yves Hinant: “Le manque de chance est une faute professionnelle.” © National

Surprenant, le film l’est par sa trame, où l’absurde le dispute au surréaliste, sans pour autant que le commissaire Jean-Michel Lemoine, en charge de l’enquête, ne se laisse démonter, traçant sa voie avec un flair n’ayant guère à envier à celui de Columbo. Il l’est aussi, dans un autre registre, par l’accès dont ont pu jouir les équipes de la RTBF, présentes de la scène de crime aux bureaux des inspecteurs, et l’on en passe: “C’est deux ans de discussions avec la Justice pour faire quelque chose d’impossible, parce qu’il y avait la loi Franchimont, on ne pouvait pas filmer une instruction, explique Yves Hinant. Jean, qui est de la vieille école, a toujours poussé pour essayer de faire l’impossible. Face au non, on a discuté avec les autorités, et à force de se montrer persuasifs, au bout de deux ans, on a eu l’accès. C’était après l’affaire Dutroux et après l’affaire de la petite Loubna Benaïssa, où la Justice s’était fait taper dessus, j’ai téléphoné à Benoît Dejemeppe, qui était procureur du Roi à l’époque, il nous a donné rendez-vous, et on a eu tous les accès possibles et imaginables.” La suite étant une question de casting -et avec le commissaire Lemoine et la juge Gruwez, l’équipe tenait assurément deux “acteurs” de choix-, mais aussi de patience, le temps de trouver la bonne histoire. Une année d’attente, pour le coup, qui aura presque raison de l’enthousiasme de Hinant. Mais alors qu’il s’apprête à céder au découragement et à renoncer, l’affaire se présente sous la forme d’un cadavre: “Jean a une phrase qui dit “le manque de chance est une faute professionnelle”, et je pense qu’il a un peu raison”, observe-t-il. “C’est statistique, renchérit Libon. Si tu te trouves avec des types de la crim’ et un bon personnage, à un moment de l’année, tu dois avoir un truc, il faut avoir les moyens d’attendre.

Le réel, plus fort que la fiction

Si le film fonctionne, c’est aussi parce que la caméra réussit à s’y faire oublier, laissant libre cours à la vérité et à la spontanéité des intervenants. Pour un résultat qui, s’il s’avère parfois très drôle, ne l’est pas aux dépens des personnages. “J’ai l’impression que dans toute l’histoire de Strip-tease, contrairement à ce que dit la vox populi, on ne s’est jamais moqués des gens”, assure Jean Libon. “Dans tous les films que j’ai faits, les gens se retrouvent, complète Yves Hinant. Le problème vient de ceux qui gravitent alentour et qui, voyant qu’on s’intéresse à leurs voisins et pas à eux, essaient de saboter le bazar.” Au détour des méandres d’une enquête tortueuse, c’est aussi le côté humain de la justice que donne à voir Poulet frites, parce que “c’est comme ça, observe Libon. S’ils avaient été catastrophiques, le film l’aurait été avec eux.” Et le duo de rappeler un credo auquel il n’a jamais dérogé: “Le réel est toujours plus fort que la fiction. Si on écrivait un scénario de fiction sur une enquête à Bruxelles avec une frite comme pièce à conviction, on t’enverrait chier”, dit l’un. “Dans Strip-tease, tu peux trouver le pire du pire, mais la réalité de ce qu’on a filmé est toujours en dessous de ce qu’on a vu, assure l’autre. On est en dessous de la vérité, dans tous les sujets. Quand on me dit qu’on exagère, ça me fait rigoler: les gens ne connaissent pas la vie.

(1) Un projet toujours d’actualité, Strip-tease intégral étant attendu sur les écrans courant 2023.

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