Huit films pour découvrir le Philippin Mike De Leon

Batch '81 © National
Nicolas Clément
Nicolas Clément Journaliste cinéma

Événement: les éditions Carlotta rassemblent pour la première fois dans un indispensable coffret Blu-ray huit films de Mike De Leon, cinéaste philippin au talent polymorphe. Passionnant!

Né à Manille en 1947, Mike De Leon a le 7e art dans le sang. Son père et sa grand-mère étaient des figures emblématiques de la production cinématographique aux Philippines, et il n’a lui-même jamais cessé de jongler avec les registres et les genres pour s’emparer avec brio des grandes questions sociales et politiques agitant son pays. Couvrant presque cinq décennies, sa filmographie bouillonne de trouvailles et d’audaces, faisant du cinéaste l’égal méconnu de son compatriote Lino Brocka. Particulièrement bien inspirées, les éditions Carlotta lui consacrent aujourd’hui un coffret collector aux allures de véritable malle aux trésors, renfermant huit films majeurs au format Blu-ray.

Itim, les rites de mai
Itim, les rites de mai © National

Dès son premier long métrage, Itim, les rites de mai, en 1976, De Leon développe un cinéma à fois exigeant et accessible, capable de fascinantes étrangetés. Se déroulant durant la Semaine sainte, ce film de fantômes en prise sur les puissances de l’invisible emprunte au Blow-Up d’Antonioni l’idée de la pratique de la photographie (et donc du cinéma?) comme possible révélateur d’une vérité cachée. S’insinuant sous la surface des êtres et des choses, il dit le poids de la religion mais aussi de l’héritage familial avec une belle ambition cinématographique et une étonnante maturité. Dans la foulée, C’était un rêve (1977) peut d’abord sembler n’être qu’une inoffensive bluette post-adolescente mais le film, d’une mélancolie exacerbée, traite aussi avec une infinie délicatesse d’émancipation féminine sur fond d’inquiétude diffuse. Quant à Kakabakaba Ka Ba? (Frisson, en 1980), il tient de l’ovni absolument délirant, aux rebondissements farfelus et aux dérapages incontrôlés. Un Brad Pitt philippin, chanteur de charme et coureur de jupons impénitent, s’y retrouve embarqué dans un inextricable sac d’embrouilles culminant dans une espèce de comédie musicale joyeusement irrévérencieuse avec des nonnes qui ringardise Sister Act avant l’heure. Un film complètement fou!

Le règne de la terreur

Mais les deux sommets de l’œuvre deleonienne restent encore à venir. Ils font d’ailleurs aussi l’objet, en parallèle, d’une ressortie dans les salles françaises sous la forme d’un double programme façon condensé explosif de la filmo du grand cinéaste philippin. Kisapmata (1981), le premier d’entre eux, s’inspire d’un fait divers tragique. Passé par la Quinzaine des Réalisateurs cannoise à l’époque, il tourne autour du désir incestueux d’un père maladivement possessif, Dadong, policier à la retraite consumé par la frustration et la rage. Quand sa fille unique, Mila, lui annonce qu’elle est enceinte et souhaite se marier, il réclame d’abord une dot démesurée puis assoit peu à peu sa position sournoise de daron abusif et toxique qui terrorise ses proches à grand renfort de manipulation perverse. Film volontairement bavard où les mots sont aussi le lieu d’une violence implacable, Kisapmata déploie une mise en scène d’une précision assez clinique, d’où émane un réalisme aux accents glaçants parfois traversé de bizarrerie et de malaise propres à l’univers des rêves, ou plutôt des cauchemars. À travers ce père aux allures de gros matou cruel qui joue avec son entourage comme il jouerait avec des proies sans défense, c’est à une critique à peine voilée du patriarcat, et plus encore du régime autoritaire du dictateur Marcos, que se livre brillamment De Leon.

Frisson
Frisson © carlotta

Batch ’81 (1982), l’autre secousse paroxystique du corpus qui nous occupe, épingle lui aussi, et de manière encore plus frontale même, les dérives fascistes d’une société gangrenée par les démonstrations de force brutales et la soumission conformiste, presque jubilatoire, à celles-ci. Étudiants aspirant à intégrer à tout prix une fraternité universitaire, les jeunes anti-héros du film, engagés dans une série de bizutages initiatiques dégradants, vivent eux aussi dans la peur consentie de leurs “maîtres”, qui exercent sur leurs esprits une relation d’emprise nourrie d’humiliations et de honte. Fessées, coups, brimades, ordres vociférés, sévices qui s’apparentent à de la torture physique et mentale… Batch ’81 mêle auteurisme chirurgical et ambivalences propres au cinéma de genre pour dénoncer la vaste entreprise de déshumanisation à l’œuvre dans les politiques sectaires niant le concept de liberté individuelle.

© National

Rassemblant également des films plus tardifs de Mike De Leon, dont le quasiment prophétique Citizen Jake, récit-enquête à haute teneur politique sorti en 2018 où résonne l’Histoire troublée, récente et moins récente, de son pays, le coffret s’accompagne encore de divers making of, d’un documentaire et de trois courts métrages du réalisateur philippin, ainsi que d’un éclairant livret inédit de 80 pages rédigé par le toujours très rigoureux et limpide Charles Tesson, ancien des Cahiers du Cinéma spécialisé dans le ciné asiatique. Quelle que soit l’échelle à laquelle se situent les films de Mike De Leon, ainsi que leur registre ou genre, ils parlent tous des Philippines, nous dit-il, les décrivant encore plus loin comme de “véritables machines de guerre entomologistes contre son pays, sur fond de pouvoir au masculin et de religion toxiques”. C’est dire la pertinence et l’acuité d’un cinéma aux fulgurances aussi bien esthétiques que critiques. Une (re)découverte incontournable!

Coffret Mike De Leon en 8 films **** – Portrait d’un cinéaste philippin. Ed: Carlotta.

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