Critique | Cinéma

Le bleu du caftan: haute couture

3,5 / 5
Un atelier de tailleur qui cache bien des secrets... © National
3,5 / 5

Titre - Le bleu du caftan

Genre - Drame

Réalisateur-trice - Maryam Touzani

Casting - Lubna Azabal, Saleh Bakri, Ayoub Missioui

Sortie - En salles

Durée - 2h02

Critique - Jean-François Pluijgers

Jean-François Pluijgers
Jean-François Pluijgers Journaliste cinéma

Maryam Touzani s’empare avec finesse d’un tabou en racontant l’histoire d’un couple de tailleurs marocains, unis jusque dans le secret entourant l’homosexualité du mari. Un bijou de retenue et de sensualité.

Passée notamment par le documentaire et l’écriture de scénarios, Maryam Touzani signait des débuts remarqués de réalisatrice de fiction en 2019 avec Adam. La cinéaste marocaine, originaire de Tanger, s’y emparait d’un sujet sensible: la condition des femmes enceintes hors mariage dans son pays, qu’elle abordait par le biais de l’humain, et de la relation entre une veuve rongée par l’amertume et une jeune fille livrée à elle-même. Trois ans plus tard, Le Bleu du caftan vient confirmer l’acuité mais aussi la finesse de son regard. Elle y raconte l’histoire d’un couple de tailleurs tenant une boutique de caftans traditionnels, unis jusque dans le secret entourant l’homosexualité du mari. Manière subtile, là encore, de s’emparer d’un tabou, celle-ci étant punie par la loi marocaine, et passible de peines allant jusqu’à trois ans de prison.

Conflit intérieur

Ce récit, Maryam Touzani raconte en avoir eu l’idée alors qu’elle faisait les repérages pour Adam, et qu’elle fit la connaissance, dans la médina de Salé, d’un coiffeur pour dames: “Il m’a beaucoup émue, parce que j’ai ressenti qu’il y avait chez lui un non-dit, comme un écran pour couvrir des choses qu’il était obligé de garder pour lui. Peut-être n’était-ce qu’un fantasme, mais ça m’a paru très fort. Je ne lui ai jamais rien demandé de personnel, mais ça m’a marquée et est resté en moi, parce que ça m’a rappelé des hommes que j’avais vus, enfant, et des couples autour desquels il y avait toujours des choses dites à moitié sur une possible homosexualité, des choses qui n’étaient pas vraiment énoncées mais que comme enfant, on comprend sans tout à fait les comprendre. Ces souvenirs ont été ravivés, et ça m’a fait réfléchir sur ce que pouvait signifier le fait de vivre ça au quotidien, de se lever chaque matin en devant faire semblant d’être quelqu’un que l’on n’est pas, parce que la société en a décidé ainsi.

© National

Le personnage de Halim, le mari, était né, que viendront étoffer d’autres souvenirs de la réalisatrice. Et notamment celui d’un caftan ayant appartenu à sa mère -celui-là même qu’elle portait sur le tapis rouge, à Cannes, pour la présentation de son film à Un Certain Regard-, témoignage d’un artisanat ancestral qui l’incitera à faire du personnage un maalem, un maître en la matière et le dépositaire d’une tradition en passe de disparaître. “J’étais fascinée par ce caftan et tout le travail qu’il représentait, les heures et même les mois nécessaires pour faire quelque chose d’aussi beau. Mais en même temps, j’étais confrontée à la réalité de la mort de cette tradition, faute de transmission. Il n’y a plus de jeunes apprentis qui veulent apprendre la confection parce que nous vivons dans un monde où tout doit être produit rapidement pour être consommé aussi vite. Ça me désole: tout comme il est bon de remettre en question et de changer certaines traditions, d’autres devraient être préservées…” Constat qui donne en quelque sorte au Bleu du caftan son arc narratif, le personnage central entretenant un rapport ambivalent à une tradition qui réprouve sa sexualité, mais dont son métier est aussi l’une des expressions. “Le conflit qui l’habite me paraît important, poursuit Maryam Touzani. Il y a pour moi quelque chose de très beau à ces traditions parce qu’elles font partie de notre ADN, de notre identité et de notre histoire. Mais en même temps, elles peuvent avoir un côté étouffant et, à partir du moment où ça touche à notre liberté personnelle, je pense qu’il y a lieu de les questionner. Halim est un puriste qui est passionné par son métier, il le fait avec amour. Et Le Bleu du caftan est un film sur l’amour, celui qui unit les gens, mais aussi celui d’un métier. Il fait des caftans magnifiques, qui peuvent être montrés au monde entier, mais il ne peut montrer qui il est, il doit vivre en cachant ce qu’il est au monde. C’est une contradiction, qui débouche sur cette souffrance dont je voulais parler, résultant du fait que l’on ne peut pas être ouvertement celui que l’on souhaite, parce qu’on n’est pas en mesure de décider pour soi-même.

Ouvrir le débat

Si le film de Maryam Touzani est une incontestable réussite, c’est notamment parce que beaucoup y passe par le non-dit, un échange de regards ou un frôlement valant mieux que de longs discours pour faire circuler les sentiments. De même, une scène au hammam suffit à poser la réalité complexe d’une situation où une certaine tolérance à l’égard de l’homosexualité existe, souterraine: “Le fait que ce soit souterrain, c’est ça qui est désolant. Que ces endroits existent est positif, mais en même temps, ils sont censés rester cachés. Ça ne permet pas une véritable rencontre ou une vraie relation, ni à deux hommes ou deux femmes de décider de vivre ensemble. C’est juste réduit à ce genre de rencontres, pour autant qu’elles soient gardées sous silence. C’est aussi pourquoi il était important pour moi de parler d’amour, et que ces deux hommes, en plus d’une attirance physique, éprouvent un véritable amour l’un pour l’autre. L’amour dérange plus que la sexualité, parce qu’il y a quelque chose de plus solide.

L'amour de Mina pour Halim aussi fort que celui d'Halim pour Youssef.
L’amour de Mina pour Halim aussi fort que celui d’Halim pour Youssef. © National

Au passage, la réalisatrice distille quelques traits bien sentis, comme lorsque Mina accompagne Halim, son mari, au café, seule femme dans une assemblée composée d’hommes, où sa présence détonne. “Moi, j’irais, s’esclaffe-t-elle. Ça m’est égal, même si au Maroc, beaucoup de femmes n’y vont pas. On y trouve aussi bien des cafés très ouverts, entièrement mixtes, que des endroits fréquentés par les hommes uniquement. J’ai fait l’expérience de rentrer dans l’un d’eux, tout le monde me regardait, mais peu m’importe: ça dépend de son caractère et de ce que l’on est prête à accepter ou non. À mes yeux, Mina est comme ça, c’est ce genre de femme: elle ne l’a pas fait auparavant, peut-être n’en ressentait-elle pas le désir, mais il y a aussi le fait qu’elle se sait en train de mourir, et que quand on fait face à la mort, on prend conscience de certaines choses. C’est une femme forte, mais aussi un catalyseur et un accélérateur.” Et de poursuivre: “Depuis la mort de mon père, un tournant qui m’a conduite à devenir cinéaste, la mort a toujours été présente, je suis devenue plus consciente du rôle qu’elle jouait dans ma vie. Plus on est conscient de la mort, plus on l’est de la vie, et de l’urgence qu’il y a à dire certaines choses et de vivre ce que l’on veut vivre. Avoir un personnage qui faisait face à sa mort imminente m’a aidée à dire ces choses, comme un accélérateur. Et puis, j’avais rencontré une femme, il y a de nombreuses années, avec qui nous avions parlé de la façon dont elle avait vécu la mort de sa sœur, décédée d’un cancer. Quand j’écris, ce sont des petits moments, des souvenirs, des émotions qui s’assemblent. Mais le Maroc est aussi un pays très riche, merveilleux et plein de contradictions, ce qui est très inspirant.

Quant à savoir l’impact que pourra y avoir son film? “Je n’ai pas la moindre idée de la façon dont il sera reçu. De toute façon, quand j’écris un film ou que je ressens devoir raconter une histoire, je ne me projette jamais, je le fais, en suivant mes émotions réelles. Je crois que le film sera vu, et qu’il va peut-être susciter un débat, et ouvrir des discussions sur des choses qui devraient être changées. Comme cette loi atroce, l’article 489, qui déclare l’homosexualité illégale et condamnable jusqu’à trois ans de prison. Que l’amour puisse être condamné et considéré comme un acte criminel est terriblement difficile à accepter pour moi, ça me blesse, je m’insurge. Cet article de loi est toujours susceptible d’être appliqué. Et même quand il ne l’est pas, le poids de la loi, lui, est bien là, et la pression également. Le simple fait que cette loi existe permet à des gens de laisser libre cours à une certain type de mentalité, parce qu’elle la cautionne.

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