Bacurau: il était une fois dans le Sertão

Histoire de la résistance d'une communauté effacée de la carte, Bacurau fait résonner le coeur du Brésil.
Jean-François Pluijgers
Jean-François Pluijgers Journaliste cinéma

Avec Bacurau, Kleber Mendonça Filho et Juliano Dornelles signent un western en prise sur la réalité brésilienne, en quelque démarche ludique et politique à la fois. Rencontre et critique.

Kleber Mendonça Filho, on l’avait rencontré à l’époque d’Aquarius arborant un T-shirt de Cannibal Holocaust, manière de signifier son attachement au cinéma de genre. Trois ans plus tard, et quoique ayant adopté le veston entre-temps, le réalisateur brésilien reste fidèle à ses premières amours, Bacurau, coréalisé avec Juliano Dornelles, revisitant le film de genre(s), le western en particulier, comme pour mieux radiographier la réalité brésilienne, en une démarche ludique et politique à la fois n’étant pas sans rappeler celle de Bong Joon-ho dans Parasite. « Nous aimons le cinéma de genre, relève le cinéaste. Si l’on observe l’Histoire du cinéma brésilien, il s’est surtout construit sur le réalisme social, ce qui est d’ailleurs fort bien. Ma génération de cinéastes est sans doute la première à n’avoir pas été nourrie des oeuvres de Rossellini ou des néo-réalistes italiens, qui ont influencé les grands films brésiliens des années 60 et le cinéma novo. J’ai eu la chance de grandir en allant voir, dans les salles de Recife, les films de Steven Spielberg, Joe Dante ou Brian De Palma. Je suis sincèrement heureux d’avoir bénéficié d’une telle opportunité. Il est donc naturel que les films que je tourne aujourd’hui, tout en étant incontestablement brésiliens, aient aussi un parfum différent. Le mélange des genres nous est venu spontanément, tant à l’écriture que lors de nos discussions sur les options à considérer pour le tournage. Nous avons pris une décision importante, même si certains spectateurs ne s’en rendront peut-être pas compte, ou alors de façon subliminale, à savoir le recours à des objectifs anamorphiques Panavision vieux de 50 ans. Ils donnent au film un look vaguement hollywoodien, ce qui génère une tension curieuse, dès lors qu’il s’agit d’un film brésilien tourné sur place. Ça nous semblait intéressant, parce que la plupart des films, aujourd’hui, se ressemblent, à cause de la technologie digitale. »

Des films d’invasion

S’ils ont décidé de tourner le film à quatre mains, c’est parce qu’ils en ont eu l’idée de concert, au détour de leurs innombrables conversations sur le cinéma, explique Juliano Dornelles, par ailleurs décorateur sur les deux premiers longs métrages de Filho, Les Bruits de Recife et Aquarius. Plusieurs années ont toutefois été nécessaires à l’aboutissement du projet, le temps pour celui-ci d’arriver à maturité. À la découverte de Bacurau, la tentation est grande d’y voir comme un nouveau départ -un constat que tempère toutefois Kleber Mendonça Filho. « C’est vrai dans un certain sens, parce que ce film n’est pas situé dans une ville (Recife était le décor exclusif de ses deux premiers longs métrages, NDLR) mais dans le Sertão, observe-t-il. J’y retrouve cependant des éléments tant des Bruits de Recife que d’Aquarius. Tous mes films parlent, d’une manière ou d’une autre, d’invasion. Je pense qu’il y avait six scènes d’invasion dans Les Bruits de Recife, et Aquarius n’est au fond rien d’autre qu’un Fort Apache qu’elle essaie de protéger de forces extérieures. C’est un ressort classique de tension, si l’on pense à Straw Dogs ou Assault on Precinct 13, ou encore à certains films d’Henri-Georges Clouzot ou de Hitchcock. »

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Ce dispositif classique, Bacurau en propose une variante explosive, les habitants du petit village du Sertão qui lui prête son nom (un terme désignant une espèce d’oiseau nocturne, mais aussi, en argot, le dernier bus de la soirée et, partant, la dernière chance de rentrer chez soi) découvrant que l’entité a été gommée des cartes de la région. Et pour cause, des « gringos » entreprenant bientôt d’en effacer méthodiquement toute trace de vie. Un scénario que les auteurs ont choisi de situer dans un futur proche, même s’il fait aussi, à maints égards, écho à la réalité brésilienne du moment. « Quand nous avons écrit l’histoire, ce futur proche semblait plus absurde qu’il ne l’est aujourd’hui, souligne Dornelles. À l’époque, ça faisait tout à fait sens de recourir à cette formulation, mais elle fonctionne encore à mes yeux. » « De très bons films se déroulant dans le futur ont fait l’erreur de préciser la date où ils se situent, renchérit Filho. Escape from New York, par exemple, qui stipule: « En 1997, la ville de New York… » Maintenant que nous sommes en 2019, le film a l’air daté, même s’il reste génial. La mention « dans un futur proche » permet de toujours postposer la perception que l’on peut avoir du futur. » Quand bien même ce dernier aurait un pied et plus encore dans le présent, en quelque contradiction apparente. « C’est vrai, mais j’appréciais l’idée. Un peu comme pour Mad Max, tourné en 1979 et qui s’ouvre également sur les mots « A few years from now », tout en ressemblant tellement à son année de production. Le côté futuriste réside, pour moi, dans les actions extrêmes en rapport avec la société et dans la violence. Et ça vaut également pour Bacurau: le Brésil est un pays violent, mais des actes comme ceux posés par les étrangers dans le film ne s’y produisent pas, je n’ai jamais rien entendu de tel. »

Pour autant, ce sont aussi les disparités sociales du Brésil de Bolsonaro que Filho et Dornelles mettent en scène de façon imagée, consacrant la révolte des humbles contre les puissants. Et s’inscrivant ce faisant dans la tradition du film de cangaço, genre découlant du banditisme social qui avait cours dans le Nordeste à la fin du XIXe et au début du XXe siècle en opposition aux grands propriétaires terriens et au gouvernement. Dans la foulée, le film épingle encore la corruption des élus et autres trafics d’influence; jusqu’à la diversité présidant à la petite communauté de Bacurau, bien éloignée de celle prévalant généralement dans les westerns, qui ressemble à une pierre dans le jardin du président populiste. « Le Brésil est un pays extrêmement diversifié à tous points de vue, l’ironie résidant dans le fait que le discours officiel voudrait désormais prétendre le contraire, remarque Kleber Mendonça Filho. Une banque d’État avait réalisé un spot publicitaire pour la télévision mettant en valeur, à travers des jeunes gens ouvrant leur premier compte en banque, la diversité raciale et sexuelle du Brésil. Le président est intervenu spécialement pour demander de la retirer, on n’avait jamais vu ça, c’est dingue… » Comme si la dystopie avait rattrapé le présent…

Western d'un futur proche.
Western d’un futur proche.

Cinéma re-novo

Ses deux derniers films, Aquarius et Bacurau, ayant bénéficié du rayonnement d’une sélection en compétition à Cannes, Kleber Mendonça Filho apparaît naturellement comme la figure de proue du renouveau du cinéma brésilien. Un mouvement fragile, cependant, menacé qu’il est, au même titre que la culture en général, par la politique du président d’extrême droite Jair Bolsonaro -« Je suis à la fois heureux et un peu triste, parce que cette deuxième sélection à Cannes arrive justement à un moment très étrange pour notre cinéma, qui était sur une pente ascendante, et vit aujourd’hui une grave crise« , confiait d’ailleurs le cinéaste à l’AFP à la veille du Festival.

Révélé au monde dans les années 60 par le « cinéma novo » des Ruy Guerra, Carlos Diegues et autre Glauber Rocha, le cinéma brésilien a connu ensuite une histoire mouvementée, dont ont émergé diverses personnalités. Ainsi de Héctor Babenco, à qui Le Baiser de la femme araignée (avec un rôle mémorable pour Sonia Braga, que l’on retrouverait dans… Aquarius) a valu une reconnaissance internationale ou, bien sûr, de Walter Salles, Ours d’or à Berlin en 1998 pour Central do Brasil avant de signer Diários de motocicleta et On the Road notamment. Dans la foulée, les années 2000 témoignent d’une effervescence incontestable, révélant notamment Andrucha Waddington (Eu Tu Eles), Fernando Meirelles (Cidade de Deus) ou, un peu plus tard, Cao Hamburger (L’année où mes parents sont partis en vacances) et, dans un genre sensiblement plus musclé, José Padilha (Tropa de Elite). Ce dernier, comme Meirelles d’ailleurs, s’essaiera ensuite, avec un bonheur relatif, à une carrière anglo-saxonne qui les conduira, l’un, d’un remake de RoboCop à Entebbe, l’autre, de The Constant Gardener à Blindness…

Lutte des classes

Pour autant, les dernières années ont vu se multiplier les productions inscrites dans le tissu brésilien: associé à Daniela Thomas, Walter Salles signe par exemple Linha de Passe, l’histoire d’une femme élevant, dans la banlieue de São Paulo, ses quatre fils nés de pères différents. Gabriel Mascaro (dont l’on pourra découvrir dans les prochains mois Divino Amor, son second long métrage) signe, dans Neon Bull, la chronique sensuelle du quotidien précaire de cow-boys itinérants évoluant en marge des rodéos du Nordeste; la réalisatrice Laís Bodanzky double l’exploration du rapport mère-fille d’une coupe au scalpel de la société brésilienne dans Como Nossos Pais; quant à Anna Muylaert, elle porte dans The Second Mother un regard critique sur cette même réalité, ses archaïsmes et les rapports de classe qui y prévalent. Exacerbée, cette lutte des classes constitue aujourd’hui le nerf sensible de Bacurau, le troisième long métrage de Kleber Mendonça Filho, après Les Bruits de Recife et Aquarius, des films transcendant leur ancrage local pour rayonner bien au-delà. Quelque chose comme un cinéma re-novo…

Bacurau ***(*)

De Kleber Mendonça Filho et Juliano Dornelles. Avec Barbara Colen, Udo Kier, Sonia Braga. 2h12. Sortie: 25/09.

Bacurau: il était une fois dans le Sertão

Réalisé à quatre mains avec Juliano Dornelles, décorateur sur ses deux premiers longs métrages, Bacurau voit Kleber Mendonça Filho, l’auteur d’Aquarius, délaisser la ville de Recife pour le Sertão, cadre désertique d’un film empruntant abondamment à l’esthétique du western. Située dans un futur proche, l’action fait écho à la réalité brésilienne du moment. Et débute lorsque, empruntant le camion-citerne venu ravitailler en eau la bourgade isolée par les sociétés contrôlant les barrages de la région, Teresa (Barbara Colen) regagne son village de Bacurau pour y enterrer sa grand-mère, Carmelita. La vie de la petite communauté reprendrait son cours, plus ou moins paisible, si les habitants ne remarquaient dans les jours suivants que la localité a été purement et simplement effacée des cartes. La découverte de la citerne criblée de balles et l’apparition de motards au comportement inquiétant imposent bientôt l’évidence: Bacurau est l’objet d’une attaque en règle de touristes en mal d’émotions fortes sous la conduite d’un mercenaire (Udo Kier), à quoi la population du village va opposer une résistance farouche… Jouant à plein de l’ampleur d’un décor désolé -l’ouverture, sur une route du Pernambouc, est un morceau d’anthologie-, Mendonça Filho et Dornelles signent une réjouissante parabole politique, orchestrant avec vigueur la révolte des humbles promis à la disparition face aux puissants de ce monde. Comme dans Parasite de Bong Joon-ho, la lutte des classes trouve dans Bacurau une formulation inédite, mondialisation aidant, non sans se voir passée à la moulinette du cinéma de genre. En quoi, emporté par son élan, le duo de réalisateurs ne peut d’ailleurs éviter une surenchère de violence qui, si elle altère quelque peu la portée du film, n’entame en rien son caractère éminemment jubilatoire. Prix du jury lors du dernier festival de Cannes.

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