Christine & The Queens, sur la corde Red: « J’ai toujours eu le sentiment d’être un chevalier dans un corps de femme » (interview)

Christine & The Queens, plus que jamais immergé dans une recherche artistique, aussi radicale qu'intrigante. © jasa muller
Laurent Hoebrechts
Laurent Hoebrechts Journaliste musique

Six mois après l’épisode Redcar, Christine & The Queens sort Paranoïa, Angels, True Love, album copieux, aussi intrigant que méandreux. Entretien avec un artiste, lancé dans une quête personnelle et artistique intense.

Le précédent rendez-vous avait tourné court. En novembre dernier, au lendemain de la première scénique de Redcar les adorables étoiles, à Paris, Chris(-tine & The Queens) avait prévu de s’entretenir avec quelques journalistes. Las, toutes les interviews seront annulées. Un peu moins de six mois plus tard, nouvel essai. Cette fois, c’est l’artiste, désormais genré au masculin, qui a fait le déplacement. Celui qui se fait appeler désormais Red est venu présenter Paranoïa, Angels, True Love. Chanté (quasi exclusivement) en anglais, il est une sorte de cathédrale marécageuse, où se croisent synthés new wave, riffs de guitare eighties, mais aussi le fantôme de Marvin Gaye et même Madonna dans le rôle d’une IA.

Copieux, l’album arrive après une période compliquée. Ces derniers temps, Red a en effet encaissé les coups: les bleus d’une rupture amoureuse, auxquels est venu s’ajouter la disparition aussi brutale que traumatisante de sa mère. À ces chamboulements personnels a semblé parfois répondre une certaine confusion médiatique. Héloïse Letissier, de son nom de naissance, a ainsi multiplié les alias -Chris, Redcar, Rahim, Red. Tandis que, sur les réseaux, ses messages sont devenus de plus en plus énigmatiques. Comme cette courte vidéo postée sur Instagram où l’artiste dansait sur les Démons de minuit, tel un robot halluciné. Ou cette autre, où il annonçait la mort de la pop music…

Le rock et la prière

De fait, ceux qui sont restés calés sur les premiers tubes de Christine & The Queens auront probablement du mal à rentrer sans encombres dans Paranoïa, Angels, True Love. Découpé en trois actes, il est une sorte de grand geste opératique, dont Les Adorables Étoiles, bien qu’enregistré après, constitue le prologue. “Redcar, c’était un peu l’avion qui essaie d’atterrir, moi qui tente de revenir dans la société. À l’époque, j’étais dans une impossibilité de communiquer. C’était très impressionnant. D’ailleurs ma jambe s’est pétée en deux (une blessure qui l’a poussé à reporter les représentations des Adorables étoiles, NDLR). Je ne m’exprimais plus que par couleurs et par formes, comme un enfant. Je n’arrivais plus à rien dire d’autre que ce que j’allais faire sur scène. C’était vraiment la paranoïa.

Red est-il aujourd’hui plus apaisé? Il l’affirme, ayant trouvé refuge, dit-il, dans la prière et le… rock. Au bout d’une demi-heure d’interview, à la fois intense et lunaire, drôle et désarmante, une chose est en tout cas claire: loin des calculs marketing, Red semble plus que jamais immergé dans sa poésie. “La musique et l’art en général sont plus intelligents que moi-même…

L’album s’inspire d’Angels in America, la pièce de Tony Kushner, autour d’un homme, Prior Walter, atteint du sida, dans le New York des années 80.

Je l’avais lue plus jeune, et j’avais adoré l’écriture. C’est très shakespearien, très Jean Genet. J’y suis revenu pendant le confinement, via l’adaptation de Mike Nichols, avec Meryl Streep, Al Pacino, etc. À ce moment-là, j’avais déjà commencé à penser aux anges. Par nécessité. Et par goût, en vrai. Par goût de la poésie qui sauve! J’adorais la manière qu’avait Kushner d’envisager la figure de l’ange, aussi bien dramaturgiquement que philosophiquement. Quand il apparaît à Prior, il fragmente le temps et l’espace. Il amène une lumière à la fois éblouissante et terrifiante. Ça m’intéressait d’y réfléchir comme structure sonore. J’imaginais des textures qui ramènent au sacré. Les espaces sculptés de Massive Attack, par exemple. Les disques de Björk, Portishead. L’approche du son comme le cordon ombilical qui relie au cosmos. Je cherchais l’illumination, comme Prior avait été visité. Parce que je me sentais aussi en agonie pour être honnête (rires).

La chanson We Have to Be Friends fait penser au film The Banshees of Inisherin, dans lequel le personnage, joué par Colin Farrell, refuse obstinément que son camarade, interprété par Brendan Gleeson, mette fin à leur amitié.

Je l’ai vu récemment dans un avion! Cette chanson est la première que j’ai écrite pour l’album. J’aime sa sévérité. Comme si ma musique m’engueulait (rires). Elle me faisait penser au combat de Jacob avec l’ange. Je me sentais admonesté par quelque chose de plus lucide que moi. Comme un savoir qui s’impatientait que je ne comprenne pas le message de la musique. Ça m’a fait commencer un processus où je questionnais l’invisible dans ma pratique. Ce que j’aime dans la musique, c’est quand je suis surpris par mes chansons. Un morceau comme Saint Claude est venu très vite, en 20 minutes. Même chose avec Doesn’t Matter: quand elle est apparue, j’ai pleuré pendant deux heures, en l’écoutant en boucle. Du coup j’ai commencé tout un travail très profond pour être à la hauteur de cette musique. Ce travail incluait la thérapie. Elle m’a permis de comprendre que la scène pour moi n’a jamais été un personnage. C’était ma vérité d’homme, depuis le début. Et qu’en fait, la performance commençait dans la vie. C’est terrible à réaliser! (rires).

“Je n'ai jamais joué de personnage sur scène. Cela a toujours été ma vérité d’homme, depuis le début. En fait, la performance commençait dans la vie.”
“Je n’ai jamais joué de personnage sur scène. Cela a toujours été ma vérité d’homme, depuis le début. En fait, la performance commençait dans la vie.” © paul kooiker

Dans He’s Been Shining for Ever, Your Son, tu chantes “I remember more than I was supposed to”. Cela fait dix ans qu’est sorti ton premier single. Quel souvenir gardes-tu de cette période?

Je la vois comme une photographie de mon engagement, qui a “ping-pongué” dans les cœurs progressivement. J’en suis ravi.… Mais, déjà là, je cherchais des solutions à la tension que je ressens depuis tout petit. Parce que j’ai toujours eu le sentiment d’être un chevalier dans un corps de femme. Ce que j’ai cherché dire, très tendrement. It, par exemple, c’est la deuxième chanson que j’aie écrite. Et c’est assez précis (rires) (“I’m a man, now”, chantait alors Christine & The Queens…, NDLR).

Il est beaucoup question d’anges, de saints… Quel est ton rapport à la religion? ou à la spiritualité?

Entre les deux, il y a le fossé, profond, du Livre. Comme le langage est imparfait, il a tendance à réduire le message. Le travail des Prophètes est plus dans la dissolution et dans l’amour, alors que le dogme “solidifie”. Donc en tant que spirituel, j’ai tendance à me méfier de la religion. Elle me semble davantage tourner autour d’une structure nécessaire pour discipliner. À dire les choses à faire et à ne pas faire. Au lieu de réfléchir d’abord à comment ressentir…

Au début du disque, on peut trouver des références à Marvin Gaye, chanteur soul tiraillé entre le charnel et le spirituel.

C’est vrai que j’ai beaucoup étudié Marvin Gaye. J’étais obsédé notamment par la chanson Is That Enough sur l’album Here, My Dear. En tant qu’ interprète, c’est fascinant. Il a eu une vie tellement pleine, opératique, toujours à la recherche du vivant, de l’extrêmement vivant. Du coup, la musique devient comme une relâche, qui donne tout l’espace à l’autre. Il est enveloppant, parce qu’il est sans effort dans sa pratique.

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À l’époque de Chaleur humaine, tu expliquais que la musique t’avait sauvé d’un monde théâtreux très déprimant. Aujourd’hui, tu proclames: “Pop music is dead. Long live theater!” Qu’est-ce qui t’a fait revenir au théâtre?

Le rock’n’roll, monsieur! En tant qu’homme de théâtre, j’ai beaucoup réfléchi au rock’n’roll comme solution au meurtre de la pop music par le capitalisme. Le rock’n’roll protège dans le temps, parce qu’il protège dans la performance. C’est la présence du chaman sur scène.

Le rock comme opposé à la pop?

Le rock comme refuge. Je vais dans le rock’n’roll comme dans une église, et je crie “Asile”! Parce que j’ai besoin de pouvoir utiliser la musique, comme catharsis. Et pour ça, ma mélodie a besoin d’être désengagée des impératifs du… (il chuchote) capital! J’ai relu William Blake, qui disait précisément que quand l’argent rentre dans la conversation, l’art meurt. Et je trouve que l’approche de la mélodie dans la pop music d’aujourd’hui est une approche du capital…

En même temps, tu collabores avec Madonna, la reine de la pop!

Oui, mais franchement, quand on pense à la vie de Madonna… Rock’n’roll quoi! Elle ressemble un peu à la réincarnation d’un lord anglais. Et puis c’est aussi un poète, Madonna. Bref. On était en train de bosser sur Angels Crying in My Bed, avec Mike (Dean, coproducteur de l’album, NDLR). On errait sur YouTube, quand on est tombé sur cette voix d’ordinateur récitant des poèmes. Elle ressemblait un peu à celle de Madonna. Du coup, je me suis dit que ça aurait pu être génial de l’avoir. Mike a pris son téléphone. En deux secondes, je lui ai pitché l’idée, complètement surexcité. Elle, très new-yorkaise: “You’re crazy. I’ll do it.” Elle l’a fait le soir même.

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Elle joue le rôle de The Big Eye, une sorte d’oracle à la fois réconfortant et menaçant.

Oui, elle est ambivalente, comme l’ange à nouveau. J’ai beaucoup réfléchi à toutes les facettes de cette voix. Comme celle qu’a pu entendre Jeanne d’Arc, ou Prior. Chez moi, ça a donné Redcar, le mec qui entend des voix. Bon… En vrai, c’est moi aussi. D’ailleurs je tiens à préciser que… (il s’approche du micro) la scène n’était en aucun cas un mensonge. Et que je ne suis pas un personnage. Je suis un homme avec cinq noms, comme le pharaon. Dont le dernier, le plus sacré, était d’ailleurs gardé secret de ses ennemis. Bon, moi, j’ai merdé là-dessus. Parce que j’aimais tellement un homme que j’ai voulu communiquer mon nom de pharaon trop tôt (Fait-il allusion à Rahim? Endossé en 2021, il avait suscité la polémique, certains lui reprochant l’appropriation culturelle d’un prénom d’origine arabe, NDLR). Mais j’y reviendrai quand j’aurai 40 ans. Je serai alors un homme accompli. Soigné. Inch Allah. C’est le but, hein. J’aime bien me mettre des objectifs.

Comment alors affirmer une identité sans s’enfermer dans une case?

Kung-fu. Sortir de chez soi. Difficile.

Tu pratiques?

Tous les jours, Monseigneur. Aujourd’hui même, avec vous. C’est terrifiant, ceci dit… Mais j’ai compris. J’ai enduré en silence, parce que je savais que j’avais fait une erreur, par passion. Je n’avais pas encore bien expliqué. Mais c’est beau la vie, quand même. Parce que chacun des noms m’a précisé plus fort. Franchement, ça m’a sauvé… Mais cette question que tu me poses, c’est une question que l’on se pose tous, non? Cette espèce de kung-fu entre soi et le social. C’est juste que moi, comme j’ai perdu ma maman (la voix se casse)… Je me suis autorisé à devenir moi-même. Et vraiment “fou”. J’ai toujours suspecté que j’étais fou. Mais la folie, c’est une folie d’une société particulière, d’un temps particulier. En tant que fou, j’espère un futur où je ne serai plus considéré comme tel.

Christine & The Queens, Paranoïa, Angels, True Love, distribué par Because. En concert le 02/07 à Rock Werchter, et le 12/09 au Cirque royal, Bruxelles.

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