Quand la bande dessinée se fait de moins en moins binaire

Les productions du collectif en mixité choisie Stachmoule comme l'album Hacker la peau de Jul Maroh et Sabrina Calvo visibilisent en librairies la diversité des identités de genre. © collectif stahcmoule
Olivier Van Vaerenbergh
Olivier Van Vaerenbergh Journaliste livres & BD

La non-binarité et la transidentité restaient les dernières des représentations de genre à avoir eu peu voix au chapitre en BD. Un temps là aussi révolu: les auteur·rices et personnages gender fluid sortent de l’ombre, qu’ils passent par le combat ou la pédagogie.

L’hétérocentrisme de la bande dessinée, reflet de la société dont elle n’est que le produit, a de quoi définitivement se faire du mouron. On savait déjà que l’homosexualité n’y est depuis longtemps plus un tabou, mais la montée en puissance d’une nouvelle génération d’auteurs, d’autrices, de lecteurs et de lectrices, de moins en moins binaires et tous et toutes en pleine “déconstruction”, a ouvert grand les vannes à d’autres représentations de genre et à d’autres imaginaires, définitivement moins masculin(iste)s. Une gamme d’identités de plus en plus vaste, elle-même représentée par l’évolution du mouvement LGBT élargi à QIA+ au fil des ans et des affirmations identitaires, parfois absconses pour les personnes hétéronormées ou juste “boomers”. Une gamme qui se retrouve aujourd’hui, et enfin, dans les rayons des librairies BD, avec toute une série d’albums, d’“auteur·rices” ou de récits plus inclusifs.

Les productions du collectif en mixité choisie Stachmoule comme l'album Hacker la peau de Jul Maroh et Sabrina Calvo visibilisent en librairies la diversité des identités de genre.
Les productions du collectif en mixité choisie Stachmoule comme l’album Hacker la peau de Jul Maroh et Sabrina Calvo visibilisent en librairies la diversité des identités de genre. © hacker la peau/éditions le lombard

Le fanzine et la microédition sont évidemment à l’avant-garde de cette évolution -tel le collectif Stachmoule à Bruxelles- et la voie de l’autobiographie et des témoignages reste encore la plus présente, de Genre queer de Maia Kokabe (Casterman) à Gender flou de Tamos le Thermos (Exemplaire). Mais même la fiction grand public s’autorise désormais à prendre pour thème la transition et pour héros quelqu’un qui n’est ni fille ni garçon, comme Le Seul Endroit de la romancière et scénariste Séverine Vidal (Glénat). Mieux encore, ou preuve définitive d’un vrai pas en avant “qui s’accompagne trop souvent de deux pas en arrière”, la transidentité et la non-binarité ne sont plus “que” des thèmes parmi d’autres dans la claque cyberpunk, politique et “SF queer” qu’est Hacker la peau (Le Lombard). Un album, peut-être le début d’une minisérie, qui marque le grand retour de Jul Maroh aux affaires, accompagné·e de Sabrina Calvo au scénario. Deux artistes, activistes et figures importantes du transféminisme en France qui appellent à “la communauté des luttes et à la convergence des marges” dans un roman graphique qui prône “la résistance poétique” et “un troisième fleuve” face aux menaces réactionnaires… qui grimpent en même temps que leur nouvelle visibilité.

“Post-cyber-punk queer”

Dans Hacker la peau, paru au Lombard, l’extrême droite a pris le pouvoir en France et les minorités, notamment sexuelles, font face à un déferlement de violence et de haine sans précédent, le tout dans une société basculant dans le fascisme: couvre-feu, drones, milices, ratonnades… À Lyon, une attaque coordonnée des groupuscules locaux et de l’État serait même programmée pour la nuit. Dans ce chaos, on va suivre, entre brûlot politique, merveilleux et anticipation, la quête d’un refuge et d’un peu d’espoir d’un trio on ne peut plus “queer” et amoureux à trois: Prin la poétesse, Molly la couturière et Axl le hacker, “des personnages qui sont un bout de moi”, explique Sabrina Calvo. “Axl, le mec en moi qui me juge encore, Molly, la meuf qui s’affranchit des normes de la féminité, et Prin, qui est tournée vers le devenir”. “Ielles” porteront ensemble le combat de leur nouvelle visibilité “dans un monde insécurisé et répressif, totalement hermétique aux transidentités”. Un album singulier, générationnel à l’extrême, dans sa représentation de genre mais aussi ses dialogues, presque incompréhensibles pour certain·es. Et que Jul Maroh et Sabrina Calvo rechignent à qualifier de “dystopie”: “Malheureusement, nous sommes plus dans la prophétie que dans la dystopie! La prophétie, ça ne consiste pas à lire dans le futur, mais à comprendre comment le présent s’actualise dans des cycles. Cette structure symbolique qu’on appelle le réel se recrée en permanence. Nous avons voulu jouer exprès sur cette ambiguïté de la temporalité, pour bien ressentir l’inévitabilité de cet événement-là -l’extrême droite au pouvoir. La Bête qui dort, on ne sait jamais quand elle va se réveiller, mais elle est déjà en action dans la société post-capitaliste: le contrôle de masse des individus, la moralisation, le suprémacisme, les réactionnaires qui se voient comme des rebelles face à la bien-pensance… À la base, cette histoire ne devait être qu’un récit complet de dix pages pour la revue Métal Hurlant. Mais lorsqu’on a eu des divergences de vue avec eux et l’envie d’en faire un livre et peut-être même plusieurs, nous étions alors dans l’entre-deux-tours de l’élection présidentielle en France… Et nous avons eu très, très peur. Pour nous, pour nos proches, pour nos familles. On a donc décidé d’écrire ce récit, et les méandres de ce trio amoureux, comme si l’extrême droite avait gagné. Ce n’est peut-être qu’une question de temps, mais on n’a pas attendu que Le Pen gagne pour savoir que ce serait pour nous, les personnes en marge, les minorités de genre comme les personnes racisées, une vraie question de vie ou de mort! Cet album, c’est une réponse à cette question: comment se préparer à ça, avec nos outils, que sont l’art et la bande dessinée.”

Les productions du collectif en mixité choisie Stachmoule comme l'album Hacker la peau de Jul Maroh et Sabrina Calvo visibilisent en librairies la diversité des identités de genre.
Un extrait de Hacker la peau de Jul Maroh et Sabrina Calvo. © collectif stahcmoule

Quant à savoir si le milieu de la bande dessinée suit le mouvement ou flaire cyniquement le bon filon éditorial, Jul Maroh n’est pas dupe, “ellui” qui a participé à la création du Collectif des créatrices de bande dessinée contre le sexisme en 2015. “Une mode? J’ai déjà entendu ça il y a douze ans, quand j’ai sorti Le bleu est une couleur chaude (œuvre phare de la BD autour de l’homosexualité. Son adaptation ciné, La Vie d’Adèle, a décroché la Palme d’or à Cannes en 2013, NDLR), qui a de fait ouvert la voie à toute une littérature moins genrée. Mais le monde de la BD reflète le monde. C’est un médium, un milieu et une industrie qui évoluent avec le reste, avec ses résistances. Le vieux monde s’écroule, mais tout doucement… On va vers un mieux, mais qui ne se fait qu’au prix d’une lutte qui a besoin de sentinelles. Et d’auteur·ices comme nous, qui avons choisi de monter la garde.

Un extrait de Hacker la peau de Jul Maroh et Sabrina Calvo. © hacker la peau/éditions le lombard

Séverine Vidal : “Plus on en parle, mieux on en parle”

Dans Le Seul Endroit, l’histoire de Léold, étudiant bordelais qui a entamé sa prise d’hormones et revendique sa fluidité, est une fiction, cette fois très grand public, tout en douceur et aquarelles -et première œuvre de la dessinatrice Marion Cluzel-, que la scénariste et romancière Séverine Vidal a directement nourrie auprès du témoignage de Adhe, rencontré au cours d’entretiens dans des associations. “Je veux montrer une autre voie possible, affirme l’autrice. Adhe a trouvé une force incroyable dans cette transition, dans l’affirmation de sa fluidité. C’est un récit positif, malgré les difficultés. J’avais envie de ça, de parler de quelqu’un qui va bien, aussi pour sortir la transidentité du spectre de la pathologie ou de la maladie mentale, où elle a longtemps été assignée. Si on a définitivement sorti l’homosexualité de la pathologie dans les années 80, il a fallu attendre 2010, il y a vraiment très peu de temps, pour qu’on arrête de parler de “syndrome de transexualisme”. Le Seul Endroit raconte donc le parcours assez solaire d’un garçon lumineux et qui a décrété qu’il allait bien!

Si cet album et ce parcours transidentitaire trouvent aujourd’hui leur place dans une maison d’édition mainstream et tout public, Séverine Vidal a été la première témoin de l’évolution, enfin rapide, du monde de la BD sur ces questions de genre: “Concernée parce qu’un proche l’était directement, et que cette question de genre n’est ni une mode, ni un fantasme -elle s’est réellement imposée aux individus et concerne spontanément la jeune génération-, j’ai d’abord voulu réaliser une série de portraits de personnes en transition. C’était en 2017, et aucun éditeur n’en a voulu! Depuis, ça a beaucoup bougé, même si la bande dessinée reste un milieu très sexiste, comme beaucoup d’autres, et qu’il faut encore faire preuve de beaucoup de pédagogie et il y a parfois encore du boulot: on a édité en même temps que l’album une plaquette avec un glossaire, un historique du mouvement LGBT+ et des liens où trouver de l’écoute en cas de transphobie.” La prochaine étape dans ce lent processus d’émancipation? “Que la transidentité ne soit plus le sujet d’une fiction, mais fasse juste partie du décor et des éléments narratifs. Dans ma prochaine BD, Soleil glacé, qui n’a rien à voir avec des thématiques LGBT, l’héroïne vit dans une famille homoparentale, parce que c’est aussi comme ça dans la vie.

Le Seul Endroit, de Séverine Vidal et Marion Cluzel, éditions Glénat, 104 pages.

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