Pour quelques degrés de plus: une BD coup de poing sur le changement climatique

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Olivier Van Vaerenbergh
Olivier Van Vaerenbergh Journaliste livres & BD

Écologie et BD ont toujours fait bon ménage. Mais les catastrophes climatiques à venir ont remis la fiction au centre des créations “engagées”. À l’image de Pour quelques degrés de plus, album coup de poing “presque coscénarisé par le GIEC”.

“Un degré de plus ou de moins, ça change tout. Ce n’est pas une vision de l’esprit, c’est très concret. Et il fallait absolument que ça saute aux yeux dans le dessin.” Le Français Ulysse Gry, auteur de Pour quelques degrés de plus, qui vient de sortir aux éditions Presque Lune, avait envie “d’utiliser la fiction pour faire du journalisme”, mais aussi de “se lâcher la bride sur le narratif” et de “prendre du plaisir dans un projet de bande dessinée très personnel”. Dont acte: son album assez soufflant et inclassable, quelque part entre Mad Max, Imbattable, les westerns spaghetti et le dernier rapport du GIEC (le Groupe d’experts intergouvernemental sur l’évolution du climat), propose littéralement trois scénarios climatiques, pour trois mondes parallèles et “trois façons de rôtir en enfer”, mais tous situés en l’an 2100.

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Dans un premier strip à suivre, le monde a pris deux degrés, “il n’a pas plu depuis 120 jours. Il fait 48 degrés…”; dans le deuxième, le monde a pris trois degrés, “il n’a pas plu depuis 250 jours. Il fait 55 degrés…”; et dans le troisième, le monde a pris quatre degrés, et “impossible de se souvenir de la dernière fois qu’il a plu. Le thermomètre a explosé…” Trois histoires à lire en parallèle sur plus de 100 planches “à l’italienne”, et trois backgrounds climatiques pour un même récit (le road-trip mortifère d’un certain Josh Harper à travers ce qu’il reste des États-Unis), et qui vont forcément avoir une énorme influence sur celui-ci. Non seulement sur ses aléas scénaristiques (en fonction de la hausse des températures, Josh subit au choix mégafeux, nuées d’insectes ravageurs, sécheresse, ouragans, tempêtes de feu, virus) mais aussi sur le contexte politique (il reste de l’espoir à +2 degrés, c’est la dictature militaire à +3, et l’enfer anarchiste et individualiste sur Terre à +4).

Cette montée du mercure se ressent aussi dans l’humeur des personnages. “Plus la température grimpera, plus le monde deviendra ingérable et chaotique. Plus violent. Plus dur. Là-dessus aussi, le GIEC est d’accord. Et toutes les catastrophes que j’utilise sont précisément listées par cet organisme. Ma démarche fut vraiment de prendre précisément ses scénarios climatiques et d’y brancher des histoires, parce qu’on a besoin de fiction pour se projeter. Le dérèglement climatique est en soi un vecteur de fiction, parce que la question qui se pose est celle-ci: que va-t-il se passer demain?

Fiction et projection

Ulysse Gry n’est évidemment pas le premier à user de la fiction pour passer des messages écolos, hyper présents dans la BD francophone contemporaine -dans le genre, le Belge Mathieu Burniat avait déjà fait des merveilles il y a deux ans avec Sous terre (Dargaud), formidable récit de fiction à hauteur d’ados, qui rend divertissantes et digestes les recherches en sciences de la Terre de Marc-André Selosse. Mais le recours à la fiction semble désormais (re)devenir à la mode, là où la BD du réel et le journalisme en dessin étaient devenus la norme. Avec un biais: dans le filon des sciences et des sciences humaines adaptées en bande dessinée, les livres produits par paquets de dix portent souvent plus d’attention au texte qu’à l’image ou au narratif, rarement intéressants ou pertinents pour le seul amateur de BD.

Ce retour de la bande dessinée de fiction, particulièrement adaptée à nos futurs climatiques incertains, porte autant, voire plus, d’attention au récit qu’elle déploie qu’aux infos qu’elle véhicule. Pour quelques degrés de plus ne fait là-dessus plus exception. On a vu ces dernières semaines une kyrielle de one-shot ou de séries prenant les questions écolos à bras-le-corps: NeoForest de Fred Duval et Philippe Scoffoni (Dargaud), qui se situe dans un monde “néo-féodal, plusieurs siècles après l’effondrement des anciennes civilisations”; Mémoires d’un cétacé d’Anne Defréville (Delcourt), qui passe par des baleines et des dauphins du futur (et un peu de réalité augmentée) pour nous parler de biodiversité marine; ou encore, Le jour où j’ai voulu sauver la forêt de la Norvégienne Nora Dåsnes (Casterman). Après un premier one-shot à succès (Le jour où je suis devenue ado), l’autrice narre le parcours fictif mais très militant de la jeune Bao, bien décidée à sauver la forêt avoisinant son école, condamnée à devenir un parking. Derrière l’aventure parfois légère, rocambolesque, rythmée par les messages Instagram et accessible dès 10 ans, cet album jeunesse propose un vrai vade-mecum de la militance écologiste, de la prise de conscience aux actions de désobéissance civile!

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Pour quelques degrés de plus se distingue toutefois de cette nouvelle masse par son originalité narrative (trois strips à lire en parallèle et qui parfois se répondent), son ton résolument plus trash et adulte (là où la plupart visent le public jeunesse) et cette ambition assumée de faire du “vrai” journalisme en passant par la pop culture la plus rock’n’roll et très bédéesque. “Je le répète, conclut Ulysse Gry, on a vraiment besoin de fiction pour se projeter sur des sujets pareils. J’ai moi-même un master de journalisme effectué à Sciences Po Toulouse, je fais du dessin de presse, je bosse avec Médiapart… Mais je connais le pouvoir de la bande dessinée et des récits de fiction, surtout dans une démarche de vulgarisation scientifique et d’identification qui se conjugue par ailleurs très bien avec le journalisme d’enquête, qu’il soit réalisé ou non en BD. Les deux sont très complémentaires.

Pour quelques degrés de plus ****, d’Ulysse Gry, éditions Presque Lune, 136 pages.

Le jour où j’ai voulu sauver la forêt ***1/2, de Nora DÅsnes, éditions Casterman, 240 pages.

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