Les Cités Obscures – Le Retour du Capitaine Nemo: l’hommage à Jules Verne de Schuiten et Peeters

Benoît Peeters et François Schuiten, une collaboration “basée sur le plaisir de se retrouver et s’étonner”. © isabelle franciosa
Olivier Van Vaerenbergh
Olivier Van Vaerenbergh Journaliste livres & BD

Le duo Schuiten-Peeters offre un “codicille vernien” à leurs Cités obscures. Un livre illustré plus qu’une bande dessinée, et un ultime hommage à Jules Verne “qui nous accompagne depuis longtemps”.

L’appétence voire la passion pour Jules Verne remonte à l’enfance, tant pour l’écrivain et scénariste Benoît Peeters que pour le dessinateur et scénographe François Schuiten, “parce que nous sommes sans doute la dernière génération de garçons qui lisaient les romans de Jules Verne à l’adolescence”, explique le premier. “Ma mère me lisait De la Terre à la Lune, et les gravures me fascinaient, complète le second. J’aimais déjà cette hybridité, cet objet mêlant image et texte, et ce dialogue entre les deux, qui continue de m’habiter.” Un intérêt et une influence qui vont évidemment être pour beaucoup dans leurs célèbres Cités obscures, albums-concepts nés en 1982 dans les pages du magazine (À suivre), mêlant réalisme, onirisme, sciences et fiction dans une atmosphère de fantasy et de “steampunk réaliste, sans trains qui volent”, où le duo s’est inventé tout un univers très proche mais parallèle au nôtre, avec sa propre architecture et sa propre géographie. Amiens, où a vécu Jules Verne, y apparaît ainsi sous le nom de Samarobrive, parmi d’autres références subtiles ou très manifestes, comme les quelques planches directement consacrées à Verne dans L’Enfant penchée. Jusqu’à cet emprunt, aujourd’hui, du héros de Vingt mille lieues sous les mers et de L’Île mystérieuse, l’emblématique capitaine Nemo, à travers lequel le duo offre à l’écrivain culte un formidable hommage, et à ses propres Cités un “codicille vernien” presque conclusif, quatorze ans après le dernier album.

© casterman

Et pour une fois, dans leur collaboration elle aussi hybride, multiple et toujours “basée sur le plaisir de se retrouver et s’étonner”, “l’image a précédé le texte, entame Benoît Peeters. François travaillait sur le projet d’une gigantesque sculpture qui sera installée à Amiens en 2025, l’année des 200 ans de Jules Verne. Et il a imaginé le “Nauti-Poulpe”, mélange du Nautilus et du poulpe géant tels que les deux apparaissent dans le roman de Jules Verne. Et pour ce faire, François avait entamé une série de grands dessins noir et blanc, magnifiques, pleins de hachures, avec un imaginaire très libre mais dans l’esprit des gravures que l’on trouvait dans les éditions illustrées de Jules Verne, aux éditions Hetzel. Le puzzle du livre s’est ensuite assemblé.” François Schuiten: “J’ai eu le malheur de dire il y a quelques années que je ne ferais plus de BD, mais je confirme: ici, c’est une autre écriture, aux lisières de la bande dessinée, sans être tout à fait non plus un livre illustré puisque fait par des auteurs de BD, dans la complémentarité texte-image qui nous est propre, et toujours dans un souci d’explorer et de raconter. Les Cités obscures se sont construites à chaque fois sur des livres très différents, dans des formes très différentes, chaque album proposant une porte d’entrée spécifique, à lire ou ne pas lire, sans ordre préétabli. Ce livre-ci, avec des dessins old school réalisés à la plume, avec une grande préciosité dans l’emploi des hachures, entrelaçant réel et imaginaire, a été pour moi une véritable jubilation, pour un album conçu aussi pour les amoureux de l’image, avec la possibilité d’un regard long, que ne permet pas toujours voire jamais la bande dessinée.

Hybridation faite maison

Dans Le Retour du capitaine Nemo, ce dernier surgit donc, littéralement, du fond des océans, blessé et sans mémoire, à bord de cet impressionnant “Nauti-Poulpe”, avant d’effectuer un long voyage à la fois introspectif et à travers les contrées des Cités, des falaises de Tirus à Brüsel en passant par le Lac Vert, avant d’arriver à Samarobrive, passant “de l’imaginaire le plus pur au réalisme urbain”, voire à la réalité historique, la vie de Jules Verne finissant de se mêler à celle de son ombrageux Capitaine… Un mélange à la fois érudit, onirique et d’une folle élégance bien dans l’esprit des Cités, mais dont la forme appelle effectivement une autre lecture: aux grands dessins noir et blanc récents viennent s’ajouter le récit bref que tient Nemo, mais aussi de grandes illustrations quasiment inédites que François Schuiten avait réalisées plusieurs années auparavant pour une édition de Paris au XXe siècle, récit vernien également inédit, ainsi que quelques “vraies” planches de bande dessinée -pas beaucoup!- quand le récit bascule, passant aussi du noir et blanc à la couleur.

© National

Un objet étrange donc, mais souvent superbe et enivrant, digne du récent Grand Prix Rossel que le dessinateur vient de se voir décerner pour l’ensemble de son œuvre, et qui décidément ne tient dans aucune case, même de bande dessinée. Ainsi ce “Nauti-Poulpe” gigantesque qui égaiera bientôt la ville d’Amiens, que François Schuiten et son compère connaissaient déjà bien puisque François s’est déjà chargé d’une vaste et nouvelle scénographie de… la maison de Jules Verne, transformée en musée. Cet “animal-machine” coulé en bronze par le sculpteur Pierre Matter trônera bientôt au cœur de la cité, comme un point d’orgue et peut-être final à cette étrange relation qui lie le duo Schuiten-Peeters à ce grand auteur populaire “qui était regardé de haut par les auteurs de son époque pour la forme impure de ses livres”. Le “Nauti-Poulpe” passera aussi, pour quelques mois par Bruxelles, après Brüsel.

Les Cités Obscures – Le Retour du Capitaine Nemo, de François Schuiten et Benoît Peeters, éditions Casterman, 96 pages.

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