Le patrimoine BD belge est en danger: comment le sauver?

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Olivier Van Vaerenbergh
Olivier Van Vaerenbergh Journaliste livres & BD

En Belgique, tout est à faire en matière d’archives patrimoniales de bande dessinée, largement délaissées par les pouvoirs publics. Alors que la question se pose chaque jour un peu plus. En marge du festival d’Angoulême, une première brochure officielle à l’attention des auteurs et ayants droit a été dévoilée.

La Belgique est terre de bande dessinée. Au festival international d’Angoulême, la grand-messe annuelle du 9e art qui s’est tenue fin janvier, c’est encore l’évidence: dans la grande bulle des éditeurs mainstream, dans l’espace réservé aux éditions indépendantes, dans les nominations aux récompenses, dans les colloques, dans les expositions, dans les collectifs, dans les travées, les Belges francophones, qu’ils soient auteurs, lecteurs ou professionnels, sont toujours représentés en nombre et en qualité, dans des proportions complètement hors norme par rapport à la taille de notre petit territoire et de notre petit marché. Mais l’Histoire est ce qu’elle est: cette BD franco-belge surtout belge, née pour le grand public avec Hergé et Franquin, les magazines Tintin et Spirou, a fait de notre pays un phare du 9e art, enfin considéré comme tel par les chercheurs, les historiens, les collectionneurs et les commentateurs. Par tout le monde, sauf par les pouvoirs publics, belges, bruxellois ou wallons, qui depuis toujours ont sous-estimé ce que représente la bande dessinée en termes de patrimoine culturel national.

Comme on l’a déjà dit ici, c’est assez incroyable pour ne pas écrire honteux: l’écrasante majorité des planches originales produites en Belgique depuis que la bande dessinée y existe est partie à l’étranger ou dans le privé, la plupart du temps dans les mains de collectionneurs et de marchands d’art. Et quant les œuvres d’un auteur n’ont pas de valeur directement marchande, on les retrouve surtout dans les poubelles ou les brocantes, dévaluées et dispersées. Or, comme le souligne désormais la brochure Case. Planche. Archive. Préserver et transmettre la bande dessinée, une part importante de notre identité culturelle belge -qui figure même sur nos passeports!- risque de s’évaporer si on ne réagit pas enfin. “L’héritage préservé et conservé forme le disque dur de notre mémoire de la bande dessinée. Sans ce matériel, ce patrimoine devient moins tangible, reconnaissable ou compréhensible. (…) Une recherche sur les auteur·rice·s, leur interaction avec le reste du monde, ou l’organisation de la vie artistique et culturelle n’est possible qu’avec le “matériel source” disponible. (…) Les générations suivantes considéreront-elles le travail d’un·e auteur·rice particulier·e suffisamment important pour faire des recherches? Les biographes feront-ils l’effort de reconstituer la vie de ce·tte créateur·rice de bande dessinée en particulier? S’il n’y aucune certitude pour le moment, sans la préservation et médiation autour d’un héritage accessible de la bande dessinée, la recherche sera de toute façon impossible.

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Un consortium en marche

Il a fallu 50 ans (!) pour qu’une institution publique reprenne une (petite) politique d’acquisition de patrimoine BD: la première fois, c’était en 1973 avec ce qui est aujourd’hui le fonds de bande dessinée du musée des Beaux-Arts de Liège, contenant une centaine d’originaux devenus trésor national; la seconde est une initiative des Fonds Patrimoniaux, toujours de Liège, qui a créé l’année dernière un département bande dessinée. Depuis quelques années, les acteurs de terrain sont conscients du problème et se sont mis en branle. La recherche universitaire se déploie avec le groupe ACME, les archivistes professionnels se fédèrent et s’attaquent au sujet, telle la KBR, qui a mis sur pied un Comics Lab avec une feuille de route sur dix ans, des maisons-musées telles la Maison Autrique ou la Maison Horta alertent ensemble sur leur manque d’espaces ou de bonnes conditions de conservation, le Centre Belge de la Bande Dessinée, pourtant ASBL privée qui ne possède que des dépôts, remet enfin de l’ordre dans ses énormes archives et les initiatives privées et de quasi-mécénat se multiplient pour organiser dons et archivages, de la Fanzinothèque à La Crypte Tonique, qui a par exemple ré-aiguillé et mis en valeur la collection Van Passen ou les archives de l’auteur René Follet, récemment disparu.

La numérisation n’est pas oubliée non plus: un projet “Belgicomics” est lancé, sorte d’énorme bibliographie des auteurs belges en ligne, né à nouveau d’une initiative privée soutenue seulement par un petit subside one-shot de la commission BD de la Fédération Wallonie-Bruxelles, qui fait elle aussi tout ce qu’elle peut avec ses maigres moyens, et toujours en marge du service des Arts -la bande dessinée dépend du service des Lettres et du Livre. Tous tentent, bon an, mal an, de fédéraliser leurs connaissances, leurs moyens, leurs bonnes pratiques. Cette association de fait s’incarne désormais dans le “Consortium Archives Patrimoniales de la BD” fort d’une quarantaine de membres, à l’origine de cette brochure -“un petit pas dans la bonne direction, pour attirer l’attention sur la valeur culturelle de la bande dessinée et l’importance de l’éducation, nous a résumé Alexandra Rolland, responsable de la Maison Autrique qui a coordonné ce document de 18 pages, “un état des lieux en termes de conservation, d’archivage et de transmission pour aider les ayants droit.

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Cette brochure a pu être réalisée suite à un appel d’offres du WBI (Wallonie-Bruxelles International) pour monter un événement à portée européenne dans le cadre de la présidence belge de l’Union. Cet événement va donc prendre la forme de cette brochure, puis d’une ébauche de charte pour la création d’un véritable réseau européen d’archivages BD et la tenue, en mai prochain, d’un troisième séminaire autour de ces questions, essentiellement pour cartographier les lieux existants et connaître les bonnes pratiques de chacun. Il y a un travail colossal à mener parce que le Consortium en est convaincu: le seul salut pour la Belgique, c’est que tout arrête de partir à l’étranger. Et que les institutions publiques puissent enfin traiter la bande dessinée et le papier comme toutes les autres forment d’art: François Boucq, en France, a fait don de nombreuses planches aux Beaux-Arts de Lille; elles sont conservées dans des armoires à plomb, trois tiroirs en-dessous d’originaux de Raphaël! Il y a certes un décret “Archives” qui va être voté cette année à la Fédération, qui va mieux encadrer et subventionner ces questions, mais la bande dessinée en est toujours largement exclue: ce décret ne concernera que les archives vieilles au minimum de plus de 50 ans… L’essentiel du patrimoine BD, constitué par les originaux, mais aussi les pages préparatoires, les croquis, les manuscrits, les notes, les documents administratifs, les correspondances, tout ce qu’un créateur·rice, dessinateur·rice, scénariste, lettreur·euse, coloriste, crée, collecte et préserve au cours de sa vie, passera en dessous de ce radar-là.

Droits d’auteur et fisc

La brochure éditée par le Consortium reprend donc les choses à zéro: elle énumère les bonnes pratiques en matière de conservation et d’archivage, “y compris les formats numériques, qui sont en réalité plus fragiles encore que le papier”, et pointe cinq institutions principales susceptibles aujourd’hui de conserver, défendre, valoriser et recevoir ce patrimoine BD, à défaut de pouvoir l’acquérir de manière structurelle et en masse: la KBR, les Musées de la Ville de Liège, le CBBD, la Cité Internationale de la BD et de l’Image (en France!) et la Fondation Roi Baudouin, très active ces dernières années sur ce terrain -elle a entre autres pris en charge, avec une série d’obligations, une large partie des œuvres de François Schuiten ou de Comès. Une goutte d’eau dans l’océan de notre patrimoine BD, qui fait face à d’autres problèmes encore: “Nous les aborderons dans le prochain séminaire avec des juristes spécialisés, mais les questions de droits d’auteur et de fiscalité font elles aussi peser de sérieuses menaces sur nos archives. On a parfois dit que François Schuiten avait déshérité ses enfants en faisant don de son œuvre à la BNF ou à la Fondation Roi Baudoin, mais c’est le contraire, il les a sauvés! Une planche à lui sur le marché, parce qu’elles sont extrêmement rares, est valorisée à plusieurs centaines de milliers d’euros. Mais il en possède lui-même des milliers que le fisc évalue à ce prix-là, ce qui n’a aucun sens puisque leur cote chuterait à la seconde où il les mettrait en vente!

Quant aux fondations privées qui fleurissent, ce sont “des nids à problèmes qui sont amenés à s’éteindre naturellement, le Consortium en est persuadé”. Et de citer la Fondation Jacobs, dont l’un des administrateurs a littéralement volé et vendu plus d’une centaine de planches originales -un procès s’annonce, dans lequel la Fondation s’est constituée partie civile. Bref, sans perspective publique, les auteurs vendent. Et sans réelle volonté politique, point de salut pour notre patrimoine.

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