Critique | BD

BD : Goossens nous ouvre la porte de son univers

4,5 / 5

Daniel Goossens, Fluide Glacial

La porte de l'univers

88 pages

4,5 / 5
Olivier Van Vaerenbergh
Olivier Van Vaerenbergh Journaliste livres & BD

Les gens d’esprit sont unanimes : Daniel Goossens est un génie du dessin et du gag. Le Français, par ailleurs chercheur en intelligence artificielle, le prouve encore avec son 25e album, dans lequel il décortique ses propres mécaniques, jamais gratuites.

Robert Cognard était humoriste – son boulot, c’est le gag – mais le voilà devenu vieil humoriste : « Je suis complètement à sec. Je n’ai plus un gag en stock. Lessivé. Que des redites. C’est la fin des haricots péteurs. » C’est surtout le début de la grande dégringolade : son patron veut s’en débarrasser, sa femme le quitte, même les collègues qu’il croise au salon du rire le prennent de haut. Rien ne va plus, jusqu’à commettre l’irréparable : une mauvaise blague envoie Robert Cognard devant la justice dans un procès retentissant, puis en prison, puis dans un camp militaire en Alabama, puis dans l’espace, jusqu’à aller frapper à la porte de l’univers et du Créateur lui-même ! Un Créateur bien décidé à obliger Cognard à « ajouter sa pierre au mur qui arrêtera le torrent de la connerie »… Mais qu’on ne s’y trompe pas : s’il y a une « Porte de l’univers » dans l’album du même nom, elle ouvre surtout sur celui « biscornu et particulier » de Goossens, comme il le qualifie lui-même dans l’entretien qu’il nous a accordé, et qu’il a voulu lui-même théoriser dans une postface qui se pose les questions essentielles : « Qu’est-ce qui fait qu’un gag est drôle ?», et en particulier les siens ?

Un besoin d’expliquer et de théoriser son univers absurde qui lui vient sans doute de sa fonction de chercheur : « Un bel exemple de capillarité entre mes deux métiers ! J’aime, après coup, trouver des points communs dans mes gags, des constantes, des corrélations comme on dit, puis expliquer, théoriser… », s’amuse le sexagénaire, autodidacte en BD découvert par Mézières et Gotlib, pilier de Fluide Glacial, du Grand Prix du Festival d’Angoulême en 1997 et maître à se marrer en dessin d’innombrables auteurs français qui aiment lui déclarer leur flamme, tels Blutch, Maëster, Larcenet, Boulet ou Fabcaro, rejoints par d’autres encore tels Poelvoorde ou Edouard Baer, qui vénèrent Goossens – et assurent même en partie la promo de son dernier et 25e album original, sept ans après Combats ! Lui se sait pourtant «clivant » et parfois mal compris du grand public, notamment à cause de cette étiquette de « cérébral » qu’on accole généralement à son humour. Etiquette pourtant paradoxale face à l’immédiateté des rires qu’il engendre. « Mais les esprits particuliers sont clivants. Depuis le temps, je le sais ! »

Superficialité et profondeur

De l’esprit donc. Chaque planche, chaque case, chaque dialogue de Goossens et de cette Porte de l’univers en déborde de fait. Lui qui se revendique de Gotlib « pour l’humour » et de Franquin « pour le dessin », et qui se place dans le sillon des rares Alexis, Boucq ou Blutch qui comme lui, parfois, « ont un dessin qui ne cherche pas à être comique », développe ainsi depuis près de 40 ans une mécanique originale, virtuose et absurde, bourrée de références, de clins d’œil et de jeux avec le lecteur, que Goossens déploie habituellement dans des récits courts – «j’aime les scènes superficielles, le pitch global a toujours moins d’importance que les scènes, que je veux à mon goût ». Sa nouvelle Porte fait pourtant exception, puisqu’il y manie pour la première fois un récit long, à la mesure de l’odyssée de son anti-héros, « un humoriste perdu, mais mon objectif reste de faire se télescoper les apparences pour en faire ressortir des situations absurdes. Le jeu, c’est d’inverser les jugements de valeur. J’aime bien m’emparer des clichés et les chambouler pour montrer que tout ça est artificiel. J’aime aussi avoir comme cible les moments où les gens se sentent les plus profonds et sincères, parce que c’est un peu ça, la dérision : c’est essayer de montrer, en le singeant, ce besoin incroyable de vouloir apparaître profond avec n’importe quoi, avec de la littérature, avec des pensées, avec de la philosophie. C’est du théâtre d’influence plus que de la profondeur. »

Je n’aime pas que le héros comique soit le seul imbécile absurde et que le reste du monde soit normal

Daniel Goossens fait ainsi directement écho au contenu de sa postface – cette fois pas drôle mais passionnante sur son humour – qu’il décortique : « Je n’aime pas que le héros comique soit le seul imbécile absurde et que le reste du monde soit normal. Je veux cibler des mécanismes sociaux, pas la bêtise de types humains particuliers en conflit avec des gens normaux. Je ne veux pas non plus que la cible soit une opinion, une thèse, une position idéologique dans un débat que je serais bien incapable de trancher ». Ce qui n’empêche pas, que du contraire, l’humoriste de se faire moraliste, quand il estime que son humour irrévérencieux tient d’un « mauvais genre » à « l’influence bénéfique » tel qu’il l’écrit dans son chapitre De quoi je me moque et pourquoi ce n’est pas forcément partagé : « Ce « mauvais genre » renforce le sentiment que le mystère de l’univers mérite mieux qu’une religion, que le mystère du fonctionnement social mérite mieux qu’un humanisme, et que ce qu’il y a de plus superficiel chez l’homme, c’est sa profondeur. » A méditer, tout en se bidonnant devant les mésaventures de Robert Cognard, humoriste dépassé. Chapeau l’artiste.

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