Sujet longtemps évité, la maternité s’invite de plus en plus en littérature

Julia Kerninon

La maternité et son expérience psychique, philosophique et physiologique sont au cœur de deux parutions récentes, le recueil Être mère et un premier roman brillant, Milk-bar.

Longtemps la maternité est restée un impensé littéraire. Des mères en littérature, il y en a, des sublimes, des cruelles, des sacrificielles, des guerrières. Mais de maternité, il n’y en avait point ou presque. Il faut dire que l’équation a longtemps été simple: il s’agissait d’enfanter, ou d’écrire. Les deux n’allaient pas de concert ou, quand c’était le cas, la maternité était habilement dissimulée sous un voile de pudeur, comme une matière indigne d’intérêt littéraire. En parallèle, la pensée féministe, à commencer par celle cruciale et fondatrice de Simone de Beauvoir, envisageait (avec raison) la maternité comme une possible aliénation, ou à tout le moins un obstacle contournable. Sauf que quand la maternité est physiologiquement devenue un choix pour les femmes, elle l’a aussi été pour des autrices qui, comme réveillées d’un long sommeil, ont commencé à constater qu’elle était « un territoire que la culture occidentale a consciencieusement réprimé, supprimé, ou évité«  de façon spectaculaire, comme le constate l’Américaine Siri Hustvedt dans son recueil d’essais Mères, pères et autres.

C’est ce territoire littéraire que la romancière française Julia Kerninon a rêvé au cœur d’Être mère, un recueil qui vient de sortir chez L’Iconoclaste, comme « une galerie d’œuvres d’art sur la maternité ». Bien sûr, d’autres avaient ouvert la voie: Toni Morrison, Nancy Huston, Rachel Cusk, Sheila Heti et, chez les francophones, Annie Ernaux, Marie Darrieussecq et Le Bébé (déjà en 2005), L’Heureux Événement d’Éliette Abécassis -qui débute avec une femme enceinte coincée sur le dos, alourdie par son ventre, qui n’est pas sans évoquer La Métamorphose de Kakfa-, Tenir jusqu’à l’aube de Carole Fives, ou même Love Me Tender de Constance Debré pour n’en citer que quelques-unes. N’empêche qu’il reste du terrain à couvrir, 
et c’est ce que s’efforcent de faire, à l’invitation de Julia Kerninon, Camille Anseaume, Clémentine Beauvais, Claire Berest, Louise Browaeys, Victoire de Changy et Adeline Dieudonné.

Ce « voyage indélébile » qu’est la maternité, comme l’exprime Louise Browaeys, source d’angoisse et de colère chez Adeline Dieudonné, précipite les mères écrivaines dans un autre espace temps. « C’est un présent pur tous les jours, il n’y a pas de point, à peine de virgule, c’est une seule phrase perpétuellement commencée, une phrase noyade », comme l’écrit Claire Berest. Armées de l’outil langage, elles dissèquent cette expérience humaine vieille comme le monde mais pourtant nimbée de secret et qui au XXIe siècle est encore réduite « à la transmission chuchotée des remèdes de rebouteuses » (Claire Berest). Le verbe tente d’appréhender l’expérience, le langage d’ailleurs fait parfois défaut. « Avoir deux enfants. L’affirmant, c’est 
évidemment l’autre verbe auxiliaire que j’entends: être à deux enfants », écrit Victoire de Changy.

Raconter nos guerres

Dire la maternité, cela passe aussi par un langage du corps, un partage de l’expérience physique de la maternité, 
propos au coeur d’un impressionnant premier roman sorti début mars, Milk-bar de Szilvia Molnar. On y suit les pensées parfois hallucinées d’une jeune mère en plein effondrement, dévastée par le post-partum et les prises de conscience qui s’y succèdent. La romancière parle allaitement, comme le laisse penser le titre, à l’instar de Louise Browaeys dans son texte Lait noir et petit jour, mais elle évoque aussi ses camarades de tranchées, ces « autres femmes (qui) commençaient à sortir de leurs chambres pour rejoindre le couloir au même rythme, lent, elles aussi blessées de frais à la guerre de l’accouchement. Je me suis demandé si c’était à ça que ressemblaient les hôpitaux militaires autrefois, et j’ai rejoint le mouvement des soldats blessés. »

Szilvia Molnar


Les douleurs du post-partum s’y épanchent comme le sang des parturientes, sur l’étal de la boucherie des accouchements, de leur « brutalité inouïe » qu’évoque 
Clémentine Beauvais dans son texte Rien n’est plus naturel. Comme chez Julia Kerninon ou Victoire de Changy, on retrouve cette idée de la dépossession de soi, ou ce rapport au temps comme un antagoniste (« à partir de maintenant, le temps sera dans nos vies le personnage principal, et le méchant »). Cette notion de deux « moi » irréconciliables, celui de la femme nullipare et celui de la mère est déjà présent chez Rachel Cusk dans son livre majeur L’Œuvre d’une vie: devenir mère, publié en anglais en 2001 (« Réussir à être l’une, c’est échouer à être l’autre »), où l’autrice 
britannique redoute aussi ce nouveau « temps qui semble tourner en rond ».

Ce qu’elle constate, aussi, c’est ce « vœu de silence » autour de la maternité, un désarroi que l’on retrouve chez la narratrice de Milk-bar dans son recours intempestif aux recherches Google, qui commencent « raisonnablement » et toujours finissent par formuler frontalement ses angoisses. « Arracher nos maternités au silence« , c’est l’autre vœu de Julia Kerninon, « comme si cette expérience ne pouvait être que vécue et non racontée » ainsi que l’écrit Claire Berest. Comme on peut l’entendre aussi dans le remarquable travail documentaire récemment effectué par Juliette Mogenet et Audrey Lise Mallet dans le podcast Comment j’ai retrouvé ma mère produit par Axelle Magazine, qui souligne combien la transmission entre femmes, et en particulier entre mères et filles peut être criblée de vides. C’est l’art, en particulier la littérature, que ces autrices convoquent pour atteindre une « vérité maximale », dépasser l’expérience de la sidération que peut représenter la maternité pour l’inscrire dans des textes littéraires, sources de partage.

Être mère, recueil collectif dirigé par Julia Kerninon, éditions L’Iconoclaste, 200 pages.
Milk-bar, de Szilvia Molnar, éditions Actes Sud, 224 pages.

Vous avez repéré une erreur ou disposez de plus d’infos? Signalez-le ici

Partner Content