Décès de Thierry Steady Go, le plus mod des DJs bruxellois

Thierry Steuve (photo issue du livre Belgium: The Vinyl Frontier) © Thomas Sweertvaegher/Red Bull Elektropedia
Julien Broquet
Julien Broquet Journaliste musique et télé

Quelques jours après Eric Powa B, c’est une autre figure emblématique de la nuit bruxelloise qui nous quitte. Thierry Steuve est mort d’une crise cardiaque ce week-end, à 52 ans. En guise d’hommage, nous ressortons cette interview qu’il nous accordait il y a deux ans, à l’occasion du Mod Day qu’il organisait en marge d’un concert de Paul Weller. Mod de vie…

« Je n’ai pas envie d’être un mouton. Les moutons, ça vit en troupeau. Et dans un troupeau, tu as toujours un trou du cul devant toi. » Assis à la terrasse du bar de l’Ancienne Belgique où son pote Paul Weller est attendu quelques jours plus tard, Thierry Steuve a le verbe haut et l’humeur raconteuse. Thierry Steady Go, comme on l’appelle dans le milieu noctambule, est l’organisateur des soirées DYN-O-MITE, mixe à tous les concerts soul ou certifiés british dignes de ce nom et reste à bientôt 50 piges l’un des derniers vrais Mods du pays.

Mod, c’est l’abréviation de Moderniste. Le terme a beau qualifier à l’origine les amateurs d’un style de jazz nouveau opposés aux traditionnalistes qu’ils considèrent comme dépassés et vieux jeu, le mouvement naît à la toute fin des années 50 d’une irrépressible obsession pour les vêtements. « Pour moi, c’est la transition entre le noir et blanc et les années 60 où tout devient coloré, explique Thierry, moulé dans son polo Montagut. Au début, les Mods sont des jeunes gens davantage obnubilés par les fringues que par la musique. Ils n’ont rien de rebelle. La plupart des Mods ont un background juif. Souvent des parents tailleurs. Ils veulent se démarquer de la vie de tous les jours dans une Angleterre encore en train de se reconstruire. » Ce qu’ils font à travers leur apparence vestimentaire, leur goût pour la musique et la danse.

A l’époque, l’Angleterre se lance enfin dans la société de consommation après des années de guerre et d’austérité. Les Mods sont des employés de bureau et de boutique, possèdent des métiers propres et urbains qui leur permettent un certain confort de vie. Ils s’inspirent fortement du dandysme, doctrine de l’élégance, de la finesse, de l’originalité. Le Mod, comme le dandy de Baudelaire, « doit être sublime sans interruption. Il doit vivre et dormir devant un miroir. »

Les références Mods sont triées sur le volet mais sans sectarisme. Les Mods aiment le rhythm’n’blues, le ska, le cool jazz, la soul des écuries Motown et Stax. « Le premier Mod célèbre, c’est Marc Bolan. Costumes italiens, cravates françaises, musiques américaines et jamaïcaines… Le Mod prend ce qui lui plaît là où ça lui chante. Il élabore son propre melting pot. Tout, de toute façon, est dans le souci du détail et l’idée de se distinguer, d’avoir une longueur d’avance. »

Elitiste, le Mod? Pour sûr. Individualiste aussi: 1964, le mouvement de masse, le cliché réducteur du scooter, du parka et des bagarres à la mer, très peu pour Thierry Steady Go… « Aujourd’hui, tout le monde met du Fred Perry et du Ben Sherman. Ça ne peut plus être considéré comme Mod. Moi, mes vêtements, c’est du sur-mesure. Ma couturière vit à Perpignan. Dans les années 80, j’étais loin: je faisais même faire mes propres chaussures… C’est plus compliqué aujourd’hui. Et en même temps, tu peux trouver des choses sympas dans des grandes enseignes et les faire retailler un peu. Le but n’est pas d’acheter des trucs à des prix exorbitants. »

La culture Mod, Thierry est tombé dedans quand il était petit. « J’ai vu mon premier Mod en 1978 devant la prison de Wakefield. Je l’ai trouvé génial. Et quand, l’année d’après, je suis tombé sur les Specials à la télé, ça a été la révélation. Le ska. » Suivent The Jam, les concerts à l’AB. « Je me souviens que la bande à Paul Weller voyageait avec deux bus d’Anglais quand elle venait jouer chez toi. Des skins du coin ont débarqué rue des pierres en gueulant « Fuck The Mods ». Ils ont ramassé. »

Mais Thierry y tient: les Mods ont été l’une des premières sous-cultures antiracistes sur la carte. « Un jour, John Lee Hooker jouait à Nottingham. Les artistes n’étaient pas hébergés comme aujourd’hui. Un fan l’a invité à pieuter chez lui. Ses parents ont été choqués qu’il ramène un noir à la maison… Les Mods n’aiment pas seulement la culture noire américaine, ils se mêlent aussi aux Jamaïcains. Parce qu’ils apprécient leur musique. Puis parce que ces derniers leur fourguent de la drogue. »

Lire également l’interview de Thierry Steuve pour le livre Belgium: The Vinyl Frontier: « Ma mère m’a donné 3000 francs belges pour aller chez le dentiste. J’ai tout dépensé pour acheter des disques. »

Pump Up The Jam

Arrivée à Londres il y a quelques années, la photographe Carlotta Cardana, récemment primée aux International Photography Awards, s’est fait une spécialité d’immortaliser, en couple, les Mods du XXIe siècle. « J’étais impressionnée par leur style. Pour moi, la quintessence britannique », commentait-elle récemment sur le site de Slate.

En 2014, le regain d’intérêt pour la Mod Culture est prégnant. Dans la grande distribution et chez les couturiers célèbres comme sur la scène rock émergente: Jake Bugg, les Strypes, les 45’s… Aucun de ces musiciens en herbe n’est un vrai Moderniste pour les puristes mais ils en ont tout l’air. Un peu comme un Bob Dylan ou des Rolling Stones en leur jeune temps. Finalement, le plus Mod des rockeurs de la nouvelle génération s’appelle sans doute Miles Kane. 28 ans tout de même au compteur. « Les premières fois que j’ai voulu être beau et distingué, j’étais encore gamin, se souvient-il dans les coulisses de l’AB. Ado à Liverpool, j’avais acheté un costume noir assez cher pour moi… J’ai toujours été intrigué et séduit par les vêtements. J’aime ça. C’est un mode de vie. Si tu retirais la musique, je continuerais à m’habiller comme je le fais. »

La passion de Miles Kane pour les fripes n’en est pas moins liée à son amour des guitares et au vent de fraîcheur insufflé au mouvement par la Britpop. « A l’époque, je découvrais Oasis, Blur… Je ne parlerai pas d’un look mod, c’était plus baggy qu’autre chose. Mais c’est à ce moment-là que j’ai commencé à percevoir la musique et les vêtements comme des trucs identitaires. Tu n’as pas besoin d’un costume trois pièces vintage pour être un Mod. L’idée n’est pas de rester coincé dans le passé. D’être un suiveur. Elle est de se réinventer. De rester frais. »

La mère de Miles est une grande fan de la Motown, des Four Tops, des Sensations… « Je me souviens qu’elle m’a acheté une compilation des Small Faces quand elle a découvert que j’aimais les frères Gallagher », sourit Miles. Les Small Faces. Un groupe à qui son manager avait tout de même ouvert un compte dans les principales boutiques de Carnaby Street, jadis épicentre de la Mod culture.

« The Jam, j’y suis arrivé plus tard. Et encore une fois, je pense que c’est ma mère qui m’a offert un Greatest Hits. J’ai le souvenir d’un DVD. Un concert à Newcastle. J’ai flashé sur l’agression, l’attaque de ces chansons aux allures pourtant poppy. Puis aussi leur manière de se fringuer, de bouger… J’étais bluffé. Je me suis dit voilà ce que je veux devenir. Je n’avais jamais vu qui que ce soit jouer de la gratte avec autant d’attitude. Weller n’était pas juste un chanteur ou un guitariste. Il était les deux et ça me parlait. »

Comedy Mods

« On a aimé le premier single d’Amy Winehouse mais dès qu’elle a eu du succès, c’était poubelle. » Chez les Mods aujourd’hui, Sharon Jones, Charles Bradley, James Hunter ou encore le soulman blanc-bec Nick Waterhouse ont la cote. De l’avis général, si la culture Mod survit, c’est parce qu’elle est en permanente évolution. « Un Mod ne se qualifie pas de Mod, note Thierry. Mais on se reconnaît à une certaine manière de se fringuer, de se tenir, de marcher, de danser et on se fait un petit signe quand on se croise dans la rue. »

Internet a bien évidemment participé au retour en grâce du mouvement Moderniste. Positivement. « Beaucoup de sites te conseillent pour les fringues et permettent de glaner des infos sur son histoire. » Mais négativement aussi. « Le versant commercial et clownesque de ce renouveau.  »

Les réseaux sociaux comme Facebook ont permis à Thierry de retrouver des potes de l’époque. « Ils offrent aussi la possibilité de faire circuler les infos d’événements, de soirées et de nouveaux groupes à suivre… En attendant, quand j’organise des soirées, je dois faire appel aux Hollandais et aux Français. En Belgique, on doit être une vingtaine ou une trentaine. Certains mecs en sont, je le sais. Mais ne veulent plus être associés au mouvement. » Notamment à cause de l’émergence des comedy mods. « Des mecs qui ont été mods du temps de The Jam et veulent revivre leur jeunesse mais sont mal habillés et à moitié chauve. J’en ai même vu avec des queues de cheval… »

Pour approfondir le sujet…

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Absolute Beginners

Paru en 1959, le quatrième roman de Colin MacInnes décrit l’art de vivre Mod sans le nommer et bien avant que les médias britanniques ne s’en saisissent pour en faire un sujet à sensation. Absolute Beginners, Les blanc-becs pour sa traduction française (éds. Folio), raconte les aventures d’un photographe freelance encore adolescent qui vit dans l’Ouest de Londres au milieu des marginaux, des immigrés caribéens, des toxicos et des homos et fait une fixette sur les vêtements et le jazz.

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Quadrophenia

Adaptation cinématographique d’un opéra rock du même nom des Who composé dix ans plus tôt par Pete Townshend, Quadrophenia dépeint le quotidien de Jimmy. Un jeune Mod londonien en colère qui s’habille comme un prince, se gave d’amphétamines, roule forcément en scooter et prépare un week-end d’émeutes à Brighton Beach. Le film de Franc Roddam, plein d’anachronismes et non dénué de clichés, est ressorti l’an dernier en version restaurée et remasterisée. Les vrais de vrais vous recommanderont Les Tricheurs de Marcel Carné.

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Mods: The New Religion

Publié en Angleterre il y a quelques semaines comme pour célébrer le 50e anniversaire des bagarres entre Mods et Rockers, et donc pas encore traduit en français, le bouquin de Paul Anderson, collectionneur de disques, DJ Mod, boss de fanzines et organisateur d’événements (telle en 2011 la plus grande expo organisée sur le mouvement), raconte tout ce que vous avez toujours voulu savoir sur la scène Mod sans jamais oser le demander. Ou du moins sans jamais trouver à qui vous adresser.

21st century mods

Bradley Wiggins

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Inventeurs du sportswear, les Mods ont dans le temps porté des maillots de cyclistes et même parfois des casques de vélo sur leurs scooters. Bradley Wiggins le leur rend bien. Dandy du peloton, le vainqueur du Tour de France 2012, champion olympique en titre du contre-la-montre, se fringue comme un dieu. Collectionne les Vespa et les Lambretta. Et tient Paul Weller pour modèle. Mélomane averti, Wiggins est fan des Small Faces, des Who, de The Jam, d’Oasis et d’Ocean Colour Scene. Collectionneur de grattes, ce Londonien working-class, stylé et un brin arrogant, s’est d’ailleurs offert l’un des instruments les plus rares du bassiste John Entwistle. Wiggins, qui se fait accompagner sur les routes du tour de France par un photographe, Mod lui aussi, a conçu plusieurs collections de vêtements ces dernières années en association avec Fred Perry.

Martin Freeman

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« Vous pouvez m’appeler Mod mais avec un petit « m ». Je ne porte pas de parka mais je questionne mes vêtements et ce que j’écoute… Etre un mod est plus une question de sensibilité que de style. » L’acteur britannique Martin Freeman, le Bilbon Sacquet du Hobbit, le docteur Watson de Sherlock (la série BBC) et jadis le meilleur vendeur de The Office, aime le look pre-mod jazz de la fin des années 50, le style Steve McQueen qui influença les modernistes anglais et celui de Ray Davies en 1966… Freeman, fana de musique qui chantait à cinq ans sur les albums des Sex Pistols, du Clash et des Buzzcocks, et achetait à neuf piges des disques 2 Tone, est amateur de mocassins depuis qu’il a vu Terry Hall des Specials en chausser sur la pochette de Do Nothing. Elémentaire mon cher Martin…

Miles Kane

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S’il est un rockeur de la nouvelle génération qui incarne le style Mod du XXIe siècle, c’est bien ce playboy de Miles Kane. Partenaire du Arctic Monkey Alex Turner au sein des Last Shadow Puppets et cousin des frères Skelly (The Coral), Miles ne se fringue pas comme les trois quarts des rock stars pour monter sur scène, traînant dans leur loge et leur quartier en slashs et en training. Kane, qui voit Jacques Dutronc comme un Serge Gainsbourg mod (et a d’ailleurs repris Le Responsable), a la dégaine, le look et la musique qui va avec. Il a d’ailleurs joué les modèles à New York avec son père spirituel Paul Weller pour le designer John Varvatos…

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