« On a tendance à sous-estimer les enfants, et à vouloir simplement les divertir »

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Jean-François Pluijgers
Jean-François Pluijgers Journaliste cinéma

Réalisatrice de Bande de filles, Céline Sciamma signe le scénario de Ma vie de Courgette, film d’animation en volume de Claude Barras envisageant l’expérience d’un orphelin à rebours de clichés. Un bonheur à hauteur d’enfants.

Trois films –Naissance des pieuvres, en 2007, suivi de Tomboy puis de Bande de filles- ont imposé Céline Sciamma comme l’une des figures de proue de la nouvelle génération de cinéastes français(e)s. La qualité de son regard sur l’adolescence en avait par ailleurs fait la partenaire d’écriture toute désignée d’André Téchiné pour Quand on a 17 ans; à croire que la réalisatrice a pris goût à l’exercice, puisqu’on la retrouve aujourd’hui créditée du scénario de Ma vie de Courgette, premier long métrage de Claude Barras. Soit une merveille d’animation en volume où il est question, comme dans l’ensemble de la filmographie de Sciamma, de construction de l’identité. Et un projet auquel elle s’attelait il y a plusieurs années déjà, les délais de l’animation étant ce qu’ils sont, comme elle nous l’expliquait il y a quelques semaines, de passage au festival de Namur, flanquée d’une marionnette « grandeur nature » -comptez 25 centimètres- de Courgette.

Comment vous êtes-vous retrouvée dans cette aventure?

C’était à Cannes, en 2012. Je connaissais les producteurs qui avaient repris le projet, et accompagnaient Claude Barras depuis quelques mois. Il avait écrit une première version du scénario -il vivait avec Courgette depuis sept ans-, et comme je venais de faire un film sur l’enfance, Tomboy, ils ont eu l’idée de nous réunir. Je ne voulais pas forcément réécrire tout de suite sur l’enfance, ayant le sentiment d’avoir dit ce que j’avais à dire, mais j’ai rencontré ce personnage: il y avait un petit teaser, avec cette figure extrêmement attachante. En tant que scénariste, j’y ai vu l’opportunité d’écrire pour l’animation, un genre que j’adore. Et puis, je choisis des films pour leur metteur en scène, et là, le parti pris des voix, le fait que ce soit du volume, des plans-séquences, constituaient autant de pistes très fortes. J’ai pris toute cette matière, le livre de Gilles Paris, la première version du scénario de Claude, et j’ai travaillé seule.

Quelles libertés avez-vous prises par rapport au livre et à la première version du scénario?

Le livre était plutôt destiné aux adultes, et écrit à la première personne. Il était aussi fort épisodique, avec un côté « Courgette à la ferme », « Courgette au ski »… Il fallait dégager une trame, un travail qu’avait commencé Claude, mais en s’éloignant beaucoup du livre. J’ai opéré une espèce de synthèse, tout en travaillant beaucoup par soustraction, pour arriver à quelque chose de très épuré, une ligne claire, afin de pouvoir aussi articuler le sujet et les rapports des personnages dans leur profondeur, et travailler la question de l’abandon et de l’adoption. C’était un vrai travail de réappropriation au service d’une envie du metteur en scène.

Comment procédez-vous pour vous placer à hauteur d’enfance, et vous projeter dans les émotions d’un personnage âgé de dix ans?

Tomboy m’a donné confiance à ce sujet, parce que même si je ne le leur avais pas destiné directement, beaucoup d’enfants l’ont vu. Cela m’a renforcée dans ma conviction que les enfants sont des spectateurs intelligents, qu’on a tendance à un peu sous-estimer ou à vouloir purement divertir. Tomboy était écrit dans une langue assez neutre, avec des dynamiques d’improvisation sur le plateau, pour trouver quelque chose d’une langue vivante. Et cela vaut aussi pour Courgette où de vrais enfants ont enregistré leurs voix dans les conditions d’une fiction. Pour ce qui est de se mettre à hauteur d’enfant, cela consiste à être dans leur logique de pensée, avec le genre d’images qu’ils peuvent avoir en tête. Cela ne m’est pas difficile, ayant une très grande mémoire de mon enfance, qui est extrêmement chroniquée dans ma tête.

Ce film aurait pu s’appeler Bande de mômes en écho au Bande de filles que vous aviez tourné auparavant. Qu’est-ce qui vous attire dans la figure du groupe?

Céline Sciamma
Céline Sciamma© DR
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On se faisait la réflexion, avec Claude, que nous avons sans doute là un point commun. La figure de l’outsider qui veut rentrer dans le groupe constitue quasiment l’axe dramaturgique de tous mes films. Après, cela se déplace d’un film à l’autre, le rapport au groupe se modifie, il devient plus apaisé, et le groupe est de plus en plus un lieu d’épanouissement, sans doute parce que dans ma vie aussi. Pour moi, c’est quelque chose d’incroyablement profond, de vrai et de simple. Tout est contenu dans l’idée de vouloir appartenir à un groupe: le fait de vouloir s’affirmer soi comme individu, et celui de vouloir appartenir à un collectif, le fait de vouloir possiblement changer le monde. Il y a du narcissisme et de la générosité, de faux désirs, c’est une situation qui crée une tension dramaturgique immédiate tout en étant véritablement quotidienne, et en pouvant contenir tous les genres possibles de fiction. Pour moi, quelqu’un de seul et un groupe, le courage que demande ce trajet-là, cela fait évidemment cinéma.

Que vous apporte l’écriture de scénarios dans votre parcours créatif? Ecrire vos films ou pour d’autres s’inscrit-il dans une continuité logique, ou il y a-t-il des effets différents?

Il y a des effets différents. Déjà, cela produit de la rivalité avec soi-même. C’est compliqué, parce que tant que j’écris pour les autres, je ne m’attèle pas à mon prochain film. Là, j’ai envie d’en réaliser un, je sais ce que je veux faire, mais je ne l’ai toujours pas écrit. Donc, il y a des conflits de priorité. Mais en même temps, cela nourrit. Quand je veux faire un film, je sais que je le fais pour de bonnes raisons, cela permet de mûrir les choses, de se confronter à d’autres logiques. Etre au contact de metteurs en scène nourrit forcément sa propre réflexion. Et quand je travaille avec André Téchiné, j’apprends pas mal de trucs quand même…

Ecrire un film d’animation vous a-t-il ouvert des perspectives?

Du fait d’écrire un film qui s’adressait aux enfants, quelque chose de l’ordre d’une simplicité, d’assumer un rapport aux émotions un peu plus frontal. Au moment de l’écriture, je ne m’en suis pas forcément rendu compte, mais quand j’ai découvert le film, comme j’en avais en plus réalisé un au milieu, je me suis dit qu’il y avait peut-être là une ambition pour le futur, dans le rapport aux sentiments. Je me suis autorisé ce rapport aux émotions, cet agencement un peu plus simple parce que j’écrivais pour les enfants, et je pourrais continuer à explorer cette voie dans mes autres films.

Le garçon aux cheveux bleus
Claude Barras
Claude Barras© DR

Avec Ma vie de courgette, Claude Barras signe un bijou d’animation en stop motion porté par un rapport à l’enfance transcendent les âges.

Présenté à la Quinzaine des Réalisateurs, Ma vie de Courgette restera comme l’une des révélations du dernier festival de Cannes, merveille d’animation en stop motion transcendant les âges comme les catégories. Derrière ce petit bijou, Claude Barras, réalisateur suisse ayant aligné une bonne dizaine de courts métrages, dont le multi-primé Le Génie de la boîte de raviolis. Et qui, au moment de tenter l’aventure du long, a jeté son dévolu sur Autobiographie d’une courgette, un roman de Gilles Paris, véritable « coup de foudre ». Récit initiatique, le film raconte l’histoire d’Icare alias Courgette, gamin de dix ans « né du mauvais côté de la vie » qu’un méchant tour du destin va expédier dans un orphelinat où il lui faudra se réinventer une famille. « Je cherche à faire un cinéma d’émotion, explique le cinéaste, dans l’euphorie de la présentation triomphale de son film sur la Croisette. C’est pour cela que j’aime bien les histoires d’enfance. Enfant, on est très sensible: un copain qui nous a fait un sale coup, des fois, on s’en rappelle toute notre vie, cela prend des proportions énormes. L’enfance, pour moi, ressemble aux yeux des personnages du film: ils sont grands parce qu’on plonge tout de suite dans les sentiments et dans l’émotion. Par ailleurs, j’ai envie de faire des films pour enfants parce que, de manière presque engagée, je veux raconter des histoires qui parlent d’aujourd’hui, et de notre monde qui n’est pas toujours facile à vivre pour eux. Et leur donner des clés pour le décoder et pour mieux vivre ensemble. »

Réalité décalée

De fait, ce n’est pas tous les jours qu’un film d’animation, destiné à un public « enfantin » qui plus est, évoque la maltraitance et ses remèdes, tout en inversant le paradigme cinématographique voulant que le foyer soit le lieu où cette dernière s’exerce généralement, par opposition au monde extérieur, le plus souvent synonyme de liberté. Sans surprise, le développement du projet s’est étiré sur sept longues années, consacrées notamment à convaincre les partenaires du bien-fondé du parti pris du réalisateur: « On a beaucoup réfléchi à la cible. Le roman leur étant destiné, on a pensé à un film adulte, mais je tenais absolument à tourner un film pour enfants. Il a donc fallu trouver comment. Une fois que j’ai pu réaliser un petit film pilote et qu’on a commencé à écrire le scénario avec Céline Sciamma, tout est devenu plus facile. On a compris à qui s’adressait le film, pourquoi il était là. Comme il est assez singulier, il y avait une place à prendre, et voilà. »

S’il n’élude en rien la noirceur de son propos -au rang de ses inspirations, Claude Barras cite Heidi, Bambi ou Rémi sans famille-, Ma vie de Courgette va aussi au-delà. Une question de ton, et d’enjeux, le film brassant une mosaïque de sujets, où il s’agit de se recomposer une famille d’une manière ou d’une autre pour se réconcilier avec le monde. La suite est affaire de choix esthétiques, et la stop motion, combinée à un graphisme minimaliste, installe le film dans un univers éminemment poétique, « réalité décalée » charriant une large gamme d’émotions. Quant à la touche finale, elle tient au look de Courgette, garçon aux cheveux bleus et aux bras semblant ne pas finir: « On ne voulait pas être trop proches de Tim Burton. Du coup, on a mis beaucoup de couleurs, en choisissant deux au maximum par personnage. Au début, Courgette avait les yeux un peu bleus et fort cernés, avec des cheveux bruns, mais on avait l’impression qu’il avait reçu des coups de poing. On lui a fait les cheveux bleus pour avoir un ensemble. Quant aux bras, c’est un compromis naturel: il fallait que ses mains puissent aller au moins jusqu’aux yeux, on n’avait pas vraiment le choix… » Du haut de ses 25 centimètres, voilà en tout cas l’un des personnages les plus attachants que le cinéma nous ait donné à découvrir depuis longtemps…

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