Laurent Raphaël

L’édito: Pierre et Gilles, chapelle ardente

Laurent Raphaël Rédacteur en chef Focus

L’univers troublant et faussement candide de Pierre et Gilles est à découvrir en long et en large au Musée d’Ixelles, mais aussi dans le Focus Vif de cette semaine, placé sous le patronage de ces deux apôtres du désir.

Quarante ans de bons et loyaux services artistiques et une évidence: leur travail n’a pas pris une ride. De Dali en 1978 à Stromae en 2014 en passant par Lio en 1986, leurs photomontages 100% artisanaux (décors faits maison, Pierre prend les photos, Gilles peint dessus, pas de manipulation dans Photoshop) respectent depuis toujours un cahier des charges immuable et inoxydable. Comme dans ces pâtisseries réputées pour une douceur sucrée dont la recette se transmet jalousement de génération en génération. Dans le cas de Pierre et Gilles, ce serait une pièce montée aux couleurs éclatantes et abondamment incrustée de bibelots comestibles: des fleurs, des motifs géométriques, des poissons, des insectes… Et trônant sur ce gâteau des mille et une nuits un visage ou un corps nu à la peau soyeuse, regard de velours ou de prédateur.

Plus qu’une photo, un chromo vénérant quelque divinité d’une religion païenne ayant absorbé dans son shaker iconique à la fois la composition millimétrée des maîtres anciens, la surenchère décorative des autels asiatiques et les écrits licencieux du marquis de Sade. D’où la présence ici et là de ces verges au repos ou au garde à vous comme autant de piquets délimitant les contours d’un Eden certes homo mais accueillant sans réserve les femmes, les Noirs, les Beurs, les Asiatiques, les pauvres et même les anges déchus. De loin, on dirait une arche de Noé disco dont les passagers composeraient l’avant-garde de l’humanité, un échantillon de ses représentants les plus glamour, les plus sexy, appelés à recoloniser une terre promise où la jeunesse éternelle serait délivrée en même temps que le passeport.

Numéro spécial Pierre et Gilles, en vente dès le 16 février avec Le Vif/L'Express.
Numéro spécial Pierre et Gilles, en vente dès le 16 février avec Le Vif/L’Express.

Ce trop-plein sémantique qui fait se télescoper les époques et les références transcendantales dans un joyeux bordel nourrit ce goût de l’hyperbole cher aux deux amants terribles, et qui « n’est pas l’effet de leur incapacité à ne pas en rajouter mais le produit d’une conviction: on ne parle jamais mieux de la réalité qu’en la travestissant« , comme le rappelle très justement l’historien de l’art Paul Ardenne. Sous les dehors de l’extravagance et d’un second degré revendiqué dans cette perfection plastique surlignée, le duo égrène en réalité les sujets sérieux, de la mort au racisme en passant par l’homophobie. Le langage acidulé rembourré d’esthétique « popu » fait office d’écarteur de paupières pour laisser passer le message d’amour et de paix. L’image pieuse ainsi remixée ravive les couleurs originales, comme une version pop des paroles de l’évangile. Le magnétisme des images saintes du tandem tient beaucoup à ce fragile équilibre entre un signifié tape-à-l’oeil dopé à l’autodérision (leurs meilleurs modèles, c’est souvent eux-mêmes) et un signifiant lesté du poids de la douleur, de la beauté, de la mélancolie et de la souffrance, en témoignent les nombreuses larmes roulant sur les joues de cire. Dans un monde qui part en vrille, ces apparitions ne font pas que nous consoler en réenchantant le monde, elles dessinent un horizon possible où l’archétype serait devenu la norme, rendant à l’Homme sa capacité à se sublimer.

Un univers troublant, faussement candide, à découvrir en long et en large au Musée d’Ixelles, et sans attendre dans le Focus Vif de cette semaine, placé sous le patronage de ces deux apôtres du désir.

Quarante ans de bons et loyaux services artistiques et une évidence: le travail de Pierre et Gilles n’a pas pris une ride.

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