Patrice Leconte adapte Maigret: « Je suis revenu à Simenon, mais Simenon ne m’a jamais quitté »

Patrice Leconte ne voyait personne d'autre que Gérard Depardieu pour incarner Maigret aujourd'hui. © PASCAL CHANTIER
Nicolas Clément
Nicolas Clément Journaliste cinéma

Trente-trois ans après Monsieur Hire, Patrice Leconte revient avec une nouvelle adaptation cinématographique d’une oeuvre de Georges Simenon. Rencontre.

« Je suis revenu à Simenon, mais Simenon ne m’a jamais quitté. » Un jeudi soir de février, Patrice Leconte répond à nos questions dans le foyer de l’UGC Toison d’Or, à Bruxelles, où il est venu présenter en avant-première son nouveau long métrage. Plus de 30 ans après Monsieur Hire, le réalisateur des Bronzés, du Mari de la coiffeuse et autre Ridicule s’y attaque donc une nouvelle fois à l’univers de Georges Simenon, et plus particulièrement cette fois au monument Maigret, en adaptant Maigret et la Jeune Morte, roman de 1954 où le célèbre commissaire enquête à Paris sur le meurtre d’une jeune provinciale introvertie. « Des Simenon, j’en lis régulièrement, reprend Leconte. Suite à Monsieur Hire, un éditeur m’a un jour offert l’intégrale de son oeuvre. Donc, de temps en temps, j’en prends un au hasard et je me plonge dans son univers. Mais c’est le co-scénariste avec lequel j’ai fait plusieurs films, Jérôme Tonnerre, qui m’a suggéré d’aller y chercher la matière d’un nouveau long métrage. Il m’a rappelé que le dernier Maigret au cinéma datait de plusieurs décennies, avec Jean Gabin dans le rôle-titre. Et voilà, c’est parti comme ça. »

Avec Jérôme Tonnerre, le cinéaste se lance alors dans une adaptation de ce roman assez crépusculaire en privilégiant délibérément l’esprit à la lettre. « Oui, on a enlevé des personnages, on en a inventé d’autres… Mais en restant bien entendu dans l’esprit, dans le ton, dans l’atmosphère si spécifique des livres de Simenon. John Simenon, le fils de Georges, avait certes un a priori favorable parce qu’il avait adoré Monsieur Hire , que son père avait d’ailleurs eu le temps de voir juste avant de mourir, mais en découvrant ce nouveau film il m’a dit cette chose tellement précieuse pour moi: « Tu as pris de grandes libertés avec le livre, mais mon père les aurait adorées. » Dans le travail d’adaptation, si on est trop au service de ce qui est écrit, on ne fait plus que de la simple illustration. Or je pense au contraire qu’il faut pouvoir s’approprier l’oeuvre, y apposer sa patte, sa vision. »

Patrice Leconte (sur le tournage) ne voyait personne d'autre que Gérard Depardieu pour incarner Maigret aujourd'hui.
Patrice Leconte (sur le tournage) ne voyait personne d’autre que Gérard Depardieu pour incarner Maigret aujourd’hui.© PASCAL CHANTIER

Dans le Maigret de Leconte (lire notre critique), on découvre un Maigret fatigué, mélancolique, brisé par une fêlure intime, qui n’a plus beaucoup d’appétit ni d’envie. « J’aimais l’idée d’un héros fatigué, confirme Patrice Leconte. Quand il apparaît à l’écran, on comprend immédiatement qu’il est revenu de beaucoup de choses. Il y a chez lui une grande lassitude, proche de la dépression. Ça me plaisait de partir de cette désillusion, puis d’observer chez lui un soudain regain d’intérêt, pour une jeune femme poignardée dont personne ne sait rien, mais qui fait d’évidence écho au souvenir de sa propre fille disparue. Il y a d’un seul coup un éclair sentimental dans son oeil qui contraste radicalement avec son profond désenchantement. Je trouvais ça très intéressant. Ça rend cette enquête assez unique en son genre. »

La force tranquille

Se fendant comme à son habitude d’un film court, à l’os, sans fioritures, le réalisateur français prend également un malin plaisir à jouer avec certains codes propres à l’univers de Simenon. Dans Maigret, le célèbre commissaire est ainsi par exemple contraint dès le début de l’intrigue d’arrêter de fumer la pipe. « Je vais vous dire pourquoi: la pipe, ça m’a fait peur. Parce qu’elle complète la parfaite petite panoplie, archi-éculée, de Maigret: le manteau, le chapeau et la pipe. J’ai tellement vu Bruno Cremer et Jean Richard tirer sur leur pipe à la télévision en interrogeant des suspects que ce n’était simplement plus possible pour moi de faire ça. Quand on a eu, avec Jérôme Tonnerre, cette idée du docteur Paul qui, d’emblée, dit à Maigret qu’il faudrait arrêter le tabac, j’étais collé au plafond de bonheur. Ça nous permettait de nous éloigner des représentations habituelles tout en jouant avec les codes. On voit ainsi encore Maigret tripoter sa pipe avec regret, mais il ne la fume pas. »

Patrice Leconte adapte Maigret:
© Pascal Chantier

Dans le rôle de Maigret, Gérard Depardieu, avec qui Patrice Leconte n’avait jamais tourné, s’est imposé comme une évidence. « Sincèrement, je ne voyais pas qui d’autre pour le rôle. Maigret c’est un personnage qui est aussi lourd qu’un bulldozer et qui avance aussi lentement qu’un bulldozer. Mais rien ne l’empêchera jamais d’avancer. Et je trouve que Depardieu exprime ça assez merveilleusement. Il a le volume et le poids d’un bulldozer, et en même temps il a une légèreté de libellule dans la voix. Il y a une douceur incroyable chez lui. Si ce grand corps volumineux devait être tonitruant, ce serait insupportable. Mais quand ce même corps exprime les faiblesses, les fêlures et l’attention aux autres, alors ça me touche au-delà de tout. Et Depardieu, qui est vraiment un homme intelligent et sensible, a très bien compris que c’était ça qu’on avait écrit et que c’était ça que je voulais. Avec Gérard, on se connaissait à peine, mais ce qu’il m’a donné est inouï. J’ai vraiment le sentiment qu’on ne l’a pas vu comme ça depuis au moins quinze ans. Maigret, c’est un personnage qui est poreux, qui est à l’écoute. C’est une force tranquille. Il ne sait parfois pas très bien où il va, mais il y va. »

Un Maigret peut en cacher un autre

Absent des grands écrans depuis près de 60 ans, Maigret se réinvente devant la caméra de Patrice Leconte sous les traits de Gérard Depardieu, qui succède à Jean Gabin, Michel Simon et autre Pierre Renoir dans le costume du commissaire.

Pierre Renoir, premier Maigret au cinéma...
Pierre Renoir, premier Maigret au cinéma…

Aussi incroyable que cela puisse paraître, le dernier Maigret de cinéma n’était autre que… Jean Gabin. C’était en 1963, Maigret voit rouge, de Gilles Grangier, constituant sa troisième et ultime apparition dans les habits du commissaire imaginé par Georges Simenon. Après quoi, l’homme à la pipe allait se multiplier à la télévision -sous les traits de Jean Richard d’abord, qui revêtit son costume à 88 reprises à compter de 1967, de Bruno Crémer ensuite, qui reprendrait le flambeau pour 54 téléfilms dans les années 90- comme pour mieux disparaître du grand écran. Une (trop) longue absence à laquelle vient aujourd’hui mettre un terme le Maigret de Patrice Leconte, où Gérard Depardieu trouve un rôle à son imposante mesure.

Jean Renoir, le premier

Avant d’être snobé par le cinéma pendant plusieurs décennies (alors même que l’oeuvre de Simenon continuait à inspirer des cinéastes aussi différents que Cédric Kahn pour Feux rouges, Béla Tarr pour L’Homme de Londres ou encore Mathieu Amalric avec La Chambre bleue, pour ne citer que quelques films des années 2000), Maigret y avait connu des fortunes diverses. Sa saga littéraire n’avait débuté que depuis quelques mois lorsqu’un cinéaste, et non des moindres, Jean Renoir, décide de porter l’une de ses enquêtes à l’écran: ce sera La Nuit du carrefour (1932), de l’avis de nombre d’exégètes la meilleure adaptation d’un Maigret au cinéma. Pierre Renoir, le frère du réalisateur, lui prête ses traits et sa finesse, sans parler de la pipe, du galurin et de la moustache de rigueur, le film imposant par ailleurs ce qu’il convient d’appeler l’atmosphère simenonienne.

Jules Maigret squatte bientôt les écrans, puisqu’on le retrouve la même année sous les traits d’Abel Tarride dans l’adaptation que signe son fils Jean du Chien jaune, campant, pour citer l’historien du cinéma Claude Gauteur, « un calamiteux commissaire » (1), auquel succède l’autrement plus convaincant Harry Baur, le Maigret tout en justesse de La Tête d’un homme de Julien Duvivier. Un roman qui fera l’objet une quinzaine d’années plus tard, en 1949, d’une nouvelle adaptation, signée Burgess Meredith et plus folklorique celle-là, The Man on the Eiffel Tower, où Charles Laughton tente, rondeurs et sagacité mêlées, de déjouer les plans du redoutable Radek dans un Paris de carte postale -production américaine oblige. Entre-temps, un acteur aujourd’hui bien oublié, Albert Préjean, a interprété le commissaire à trois reprises, pour Richard Pottier dans Picpus (1943) et Les Caves du Majestic (1945), et Maurice Tourneur dans l’intervalle ( Cécile est morte, 1944). C’est peu dire que le gaillard n’avait guère le profil de l’emploi -définitivement trop léger et insipide.

Jean Gabin, dernière incarnation avant Depardieu.
Jean Gabin, dernière incarnation avant Depardieu.© gettyimages

Gabin, ou Maigret dans le marbre

Trop grand, le costume du commissaire ne le serait certes pas pour Michel Simon, l’inoubliable interprète de Panique, inspiré du même Simenon, qui campe Maigret dans l’épisode Les Témoignages d’un enfant de choeur du film à sketches d’Henri Verneuil Brelan d’as. Simenon lui-même s’enthousiasme pour sa composition -« C’est lui! C’est lui!« , dira-t-il, l’expérience restant toutefois sans lendemain. Si bien que, avec le concours également des rediffusions… télévisées, c’est la physionomie de Jean Gabin époque granitique qui se confondra durablement avec celle du personnage, dont l’acteur s’empare pour trois films: Maigret tend un piège (1958), Maigret et l’affaire Saint-Fiacre (1959), tous deux de Jean Delannoy, et enfin Maigret voit rouge (1963), de Gilles Grangier, dernier volet d’une trilogie gravée dans le marbre et dans la « qualité française » -d’où, peut-être, la longue éclipse qui allait suivre. Soixante ans plus tard, Gérard Depardieu, s’il en a conservé la pesanteur, y a apporté un correctif, et non des moindres, ravalant la pipe au rang d’accessoire inutile. Manière de dépoussiérer le mythe pour l’inscrire dans un ailleurs atemporel, d’alors et de maintenant…

(1) D’après Simenon: Simenon et le cinéma, de Claude Gauteur, éditions Omnibus, 2001.

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