Laurent Raphaël

Le pouvoir du noir

Laurent Raphaël Rédacteur en chef Focus

Par Laurent RAPHAËL

Même si elle ne respire pas à première vue la joie de vivre, la couleur noire n’en est pas moins riche en nuances. Froide par essence (elle est fâchée avec la lumière qu’elle n’émet ni ne reflète), elle se réchauffe au contact de certaines matières comme le cuir ou le vinyle. Avec son petit côté aristo, elle symbolise l’élégance (la fameuse petite robe noire de Coco Chanel) et habille le spleen des artistes avec la pudeur d’une veuve sicilienne.

Pour mesurer sa popularité, il suffit d’imaginer un monde dont elle serait bannie. Paradoxalement, cette dictature du technicolor serait bien triste et monotone. Exit Franquin et son cocktail irrésistible d’humour noir, exit Boltanski et sa poésie en clair-obscur, exit Batman et ses ténèbres, exit Cartier-Bresson et ses instantanés au charbon de bois, exit aussi les pères fondateurs du cinéma, les Fritz Lang, Méliès et autres Griffith ou Ophüls. On l’oublie souvent mais à une époque pas si lointaine, l’expérience du monde avait le goût et la saveur de la bichromie. Ce qui n’empêchait pas le public de se gondoler.

Car le noir n’a pas toujours la mine patibulaire et inquiétante dont l’affuble le prolifique chapitre hard boiled de son histoire. Billy Wilder (Some Like it Hot) et Ernst Lubitsch (Ninotchka) ont ainsi sculpté dans la pénombre des comédies jubilatoires. Le noir apportant cette petite touche de gravité qui rend ceux qui en sont éclaboussés plus mystérieux et plus magnétiques. Raison pour laquelle les photographes n’ont jamais su s’en passer.

Non, décidément, où que l’on regarde, le jais est omniprésent, indélébile, indispensable. Comme une voyelle de l’alphabet esthétique. Le soustraire, c’est se priver de ce petit supplément d’âme, cette parcelle de soi qui sommeille dans l’ombre. Après tout, la moitié de la journée se passe bien la nuit… L’expo que lui consacre le BAM témoigne de l’éclat de cette fragrance visuelle dans les arts décoratifs, les arts plastiques et les arts populaires.

Mais chacun peut se faire son petit musée imaginaire, le repeindre en noir glamour ou en noir saignant. Ainsi en va-t-il des cathédrales de la BD, du cinéma, du rock, des séries télé ou des jeux vidéo. L’ensemble esquisse les contours d’une couleur-monde sur laquelle chacun peut projeter ses envies, ses angoisses, ses souvenirs. S’il n’y a pas là que du bonheur, il n’y a presque rien à jeter non plus. Pour un peu, on aurait presque envie de voir tout en noir…

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