Critique

[Critique ciné] The Wild Pear Tree: d’une richesse morale et visuelle intense

Louis Danvers
Louis Danvers Journaliste cinéma

CHRONIQUE DRAMATIQUE | Une relation père-fils s’offre en miroir d’une Turquie divisée, dans un film d’une richesse morale et visuelle intense.

Il a quitté sa campagne natale pour aller étudier à la ville. Quand il revient au pays, diplômé, vers sa famille, Sinan n’affiche qu’un désir: être romancier. Mais il faut de l’argent pour être publié. Pas facile à trouver du côté des potentats locaux, surtout quand on a l’esprit libre, des idées anticonformistes… Et qu’on veut éviter le service militaire! Son père, enseignant, pourrait l’aider s’il n’avait pas multiplié les dettes de jeu. De quoi générer entre les deux hommes une crise relationnelle, alors même que, par ailleurs, ils sont censés travailler au puits asséché de la ferme du grand-père pour y faire revenir l’eau.

Pour son premier film depuis 2014 et l’admirable Winter Sleep, Nuri Bilge Ceylan signe une nouvelle oeuvre marquante, très contemporaine dans sa thématique comme dans ses enjeux. Car par-delà l’opposition d’un père et de son fils, il filme celle de deux générations, et plus largement celle de la tradition ancrée dans le monde rural et d’une modernité qui se cherche difficilement, à l’heure du retour aux fondamentaux nationalistes et islamistes qu’incarne le pouvoir de Recep Tayyip Erdogan. The Wild Pear Tree est donc, et entre bien d’autres résonances, un grand film politique, comme pouvaient l’être les romans d’un Dostoïevski (que Ceylan vénère comme il vénère Tchekhov) interpellant la société russe tout en creusant l’âme de ses citoyens.

[Critique ciné] The Wild Pear Tree: d'une richesse morale et visuelle intense

Résistance

Si elle n’est pas au coeur de la relation entre Sinan et son père, la question religieuse est subtilement abordée par le cinéaste, via quelques conversations qu’a le jeune anticonformiste avec des connaissances locales.  » Si la vérité contredit l’islam, choisis l’islam« , dit en substance un de ses interlocuteurs pour qui le Coran peut  » interpréter le monde d’aujourd’hui« . Sinan l’écrivain veut interpréter le monde à sa manière personnelle,  » affranchie de toute foi, idéologie ou allégeance« . C’est un résistant, par l’expression artistique, et nul doute que Ceylan l’admire, même s’il ne lui épargne pas son regard critique, lucide jusque dans la mélancolie qui vient teinter son film. Le grand cinéaste turc se cheville comme toujours à l’humain dans ce qu’il a de plus profond, de contradictoire, de fort et de vulnérable. Et comme toujours il cadre les êtres dans l’environnement d’une nature ambiguë, en images d’une vertigineuse et parfois douloureuse beauté. Ce qui est magnifique aussi dans The Wild Pear Tree, c’est la mise en mouvement de la caméra de Ceylan, plus mobile que jamais auparavant, fluide et aventureuse, comme épousant les désirs d’évasion de son jeune héros. Le style, renouvelé, plus ouvert, respire et s’épanouit, dans ce qui est d’ores et déjà un des plus beaux et des plus importants films de l’année.

The Wild Pear Tree

De Nuri Bilge Ceylan. Avec Dogu Demirkol, Murat Cemcir, Bennu Yildirimlar. 3 h 08. Sortie: 29/05.

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