Mindhunter: le meurtre de Sisyphe

Face au terrible Charles Manson, les enquêteurs Tench et Ford doivent régler aussi leurs conflits intimes. © Netflix
Nicolas Bogaerts Journaliste

David Fincher poursuit avec la deuxième saison de Mindhunter un travail d’orfèvre sur la matière criminelle. Il y injecte une dose de réflexivité, en auscultant les malaises intestins des agents Holden Ford et Bill Tench.

La première saison de la série Netflix Mindhunter montrait comment les agents du FBI Holden Ford et Bill Tench avaient patiemment mis au point le cadre théorique visant à cerner les serial killers, construit une méthode de classification, non dépourvue d’essais et d’erreurs dont le duo aura eu à payer le prix. Articulée autour des entretiens menés en prison avec entre autres Edmund Kemper, elle dessinait, à travers le tueur en série, le miroir d’un corps politique et social mutilé. Toujours dirigée par David Fincher et Joe Penhall, coproduite par Charlize Theron et inspirée du livre éponyme signé des (vrais) agents John E. Douglas et Mark Olshaker, la nouvelle saison creuse la piste et ouvre de nouveaux fronts: au coeur de l’Amérique et de ses plaies racistes, mais aussi, et c’est là sa grande réussite, dans l’intimité de ses protagonistes (vies privée et amoureuse, famille, couple, sexualité, conscience…).

Manson spécial

La petite équipe du BSU (Behavioral Science Unit) sort progressivement de ses laboratoires carcéraux et de son QG dans le sous-sol du FBI, à Quantico, pour étrenner ses analyses, frotter sa théorie à la surface poreuse et rugueuse du réel. La nomination de son nouveau directeur, l’influent Ted Gunn, augmente ses ressources et sa visibilité, mais également la charge de travail. Tench et Ford doivent délaisser leur enquête sur une série de crimes signés BTK (pour Bind, Torture, Kill) pour battre d’autres fers. Ford, sur la sellette, est en mission surveillée à Atlanta lorsqu’il est approché par les mères de jeunes garçons noirs disparus ou retrouvés morts dans la région, dans l’indifférence générale. Tench, très sollicité par son directeur pour jouer les amuseurs publics dans les dîners et les symposiums, l’est surtout par un drame survenu au sein de son foyer. Son fils est inculpé dans la mort accidentelle d’un nouveau-né, dont la mise en scène laisse planer le doute sur la contamination du travail paternel. C’est dans ce contexte noueux que le duo d’agents voit une vieille lubie aboutir: une rencontre avec Charles Manson. La scène se regarde en apnée. Filmée entre confrontation (Tench) et fascination (Ford), elle dit beaucoup de l’essence de cette nouvelle saison et de nos attentes, de nos représentations vis-à-vis d’un monstre tel que Manson: il est avant tout, presque « bêtement », un homme, un petit bout d’homme dont les fantasmes, le discours et les singeries sont singulièrement construits pour embrouiller aux yeux des observateurs la plus triviale des réalités.

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Méta langage

En l’absence de ses patrons, la psychologue Wendy Carr sort son expertise du bureau et son homosexualité du placard au cours d’interviews sur le terrain, en compagnie du fébrile assistant Gregg Smith, et s’amourache en cours de route d’une barmaid farouchement émancipée. Avec Tench, elle incarne à merveille le changement d’optique de cette saison, qui se focalise davantage sur les tribulations intestines des protagonistes principaux, sur les effets miroirs qui se propagent entre eux, leurs proches et les sujets de leurs investigations. Entre Carr et l’objet de son désir, entre Tench, les serial killers (et Manson!) et sa femme Nancy, entre Ford et les mères d’Atlanta. Boule de chair et de nerfs, Tench essaie tant bien que mal de tenir tout ce monde au-dessus de la ligne de flottaison. De gérer Ford qui amorce une bombe politique dans une Atlanta dirigée par un maire noir mais toujours en guerre raciale, en soutenant, à contre-courant de tous, que ses théories désignent un suspect afro-américain. Dans un monde où sévissent les control freaks (Ford, les huiles du FBI, les serial killers), il tente de ne pas perdre le sien. Pire: il se fait bateleur pour satisfaire la curiosité malsaine de ses multiples audiences (hommes politiques, assistante sociale, enseignants…) avides d’histoires criminelles. En ironisant de la sorte sur la fascination publique pour les serial killers, David Fincher semble dégonfler une baudruche qu’il a lui-même contribué à remplir depuis Se7en et Zodiac. Témoin d’une capacité surprenante à travailler sa matière fétiche jusqu’à la moelle, ce langage méta du réalisateur remet aussi sur l’établi la question des victimes dans le genre « true crime ». L’affaire des meurtres d’Atlanta (28 meurtres d’enfants et de jeunes adultes noirs qui ont défrayé la chronique entre 1979 et 1981, enquête durant laquelle la vraie BSU a aiguisé et émoussé ses armes analytiques) raconte cette double invisibilité des victimes de couleur noire et souligne dans le même souffle leur propre aveuglement, comme celui de Ford. À chacun ses biais.

Le bruit du monde

La deuxième saison de Mindhunter se regarde, au sens où elle s’ausculte, s’examine. Mais aussi, dans une magnifique complémentarité esthétique, elle s’écoute. Qui parvient à suspendre son regard pour s’immerger dans le travail acoustique, presque radiophonique, à l’oeuvre, s’installe le plus sûrement dans la peau de Tench, Ford, Carr et les autres, interpellés in extremis par ce qui traverse leurs oreilles, quand ils ne parviennent pas à voir ce qui leur passe sous les yeux. Enquêtes, affres familiales, tensions amoureuses, dialogues tendus, ressentis indicibles, contexte et environnements hostiles sont noyés dans un monde rendu chaotique par l’abondance de signes, d’informations, un monde hanté et meurtri par les visions fantasmatiques (délires, fantômes, non-dits). Les sons, eux, nous guident vers une issue probable. Tandis qu’aux marges introductives du récit, à l’abri des regards, mais pas du nôtre, le tueur du BTK s’apprête à sévir en saison trois. Comme un rappel qu’il n’y aura aucun répit pour les Sisyphe du crime, cette hydre dont la tête masquée repousse inexorablement.

Mindhunter: une série Netflix créée par David Fincher et Joe Penhall. Avec Jonathan Groff, Holt McCallany, Anna Torv. ****(*)

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