Traité du zen et de l’entretien des panzers volants

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Serge Coosemans
Serge Coosemans Chroniqueur

Et si le but à atteindre en jouant en ligne à des jeux vidéo violents n’était pas d’humilier ses adversaires, ni même de passer du temps en glandant ou de bêtement rigoler, mais bien d’atteindre un état de détachement zen? Et si Twitter était lui aussi un jeu en ligne, dès lors forcément biaisé? Crash test S06E24: il n’y a qu’un pas des panzers au bouddhisme!

Cela fait maintenant un bon paquet d’années que je joue à des jeux de guerre en ligne. Du simplet, de la baston, du design très « années 90 », qui ne consomme pas beaucoup de bande passante. C’est quelque chose que je pratique dans un état un peu second, parfois presque méditatif. Je n’ai pas la culture du jeu vidéo. Cela ne me passionne pas. Ou plus, vu que j’étais drôlement plus au courant de ce qui se tramait dans cet univers du temps de la PlayStation 3. Jouer me sert juste à déconnecter un moment de la réalité et, désormais, un sous-Tetris même minable et grossier ou une bataille de tanks à gros pixels peuvent largement y suffire. Je n’ai plus besoin d’acquérir, ni même de connaître, le dernier add-on à Grand Theft Auto ou à Medal of Honor. Jouer remplace maintenant la « pause clope » de jadis. Je joue souvent juste après le dîner, une vingtaine de minutes. Le matin aussi, pour accompagner le premier café. Et en journée, lorsque je bloque dans un article à écrire ou que j’attends une réponse à un mail. C’est devenu un automatisme, que je ne ressens pas comme problématique ou aliénant. Bref, lorsque je joue à des jeux par essence violents et donc destinés à exciter les sens, je me retrouve en fait dans un état d’esprit comparable à celui de quelqu’un qui tricote ou s’occupe de son jardin. Zen.

Cela m’est permis aujourd’hui parce que j’ai atteint un niveau très respectable dans le jeu de guerre de tanks qui me sert de cigarette. Je suis dans le top-30 des meilleurs joueurs. Mon panzer est rapide, correctement armé, correctement blindé. J’ai appris à me servir d’éléments du décor sur lesquels rebondir. Je connais les raccourcis, sur lesquels je fonce avec le turbo au max. Il m’arrive même de voler dans les airs. Lorsque j’ai commencé à jouer à ce jeu, c’était moins évident, beaucoup plus stressant et frustrant. Je me vautrais souvent, je ne pouvais pas faire 100 mètres dans cette réalité sans me faire exploser d’une bastosse bien placée par l’ennemi, généralement un gamer indien de 12 ans et demi. Je n’étais pas rapide, ni bon. J’ai souffert, ragé. Je suis mort mille fois. J’ai essayé à nouveau et je suis enfin devenu meilleur. Lentement, j’ai fini par atteindre le niveau où dans un jeu se rencontrent l’amusement, la satisfaction et la gratification. Ce qui n’est pas très intéressant. Alors, j’ai continué à m’améliorer et me voilà désormais au niveau du détachement émotionnel quasi complet. Celui où faire exploser des tanks dans une guerre virtuelle ultra-violente devient un outil méditatif.

Dans ce jeu de tank dont je parle, depuis quelques mois, j’observe sinon un phénomène qui m’amuse beaucoup: l’irruption de revendications inclusives, la remise en question des hiérarchies entre joueurs de haut niveau et « noobs ». Dans un jeu de guerre en ligne, traditionnellement, les gens s’insultent beaucoup. Ça fanfaronne, ça humilie. La testostérone a toujours eu tendance à déborder de l’écran, avec dans les échanges via le « chat » public des fixettes ridicules sur l’homosexualité et la pénétration anale. Ça n’a pas totalement disparu mais ça s’est, en dix ans, fort restreint. La jeune génération ne traite plus vraiment ses adversaires de « pédés ». Aujourd’hui, elle implore plutôt les joueurs de haut niveau de ne pas lui tirer dessus et de lui laisser voler les drapeaux de la base adverse, dans un but éducatif, « pour apprendre à mieux jouer« . Bref, voilà des gamins qui débarquent dans un jeu de guerre où tous les coups sont permis en exigeant que l’on respecte leurs règles arbitrairement décidées alors qu’ils sont là depuis moins de cinq minutes. OK, zoomer: ils se choisissent un jeu où exploser des tanks pour ensuite se plaindre que ce ne soit pas un safe-space bienveillant.

IRL, une telle attitude pourrait encore être recevable. Si quelqu’un débarque dans un milieu chaotique avec une proposition révolutionnaire d’organisation du travail ou une idée démente à mettre en pratique, peu importe son âge et son ancienneté, il faut l’écouter. Dans un jeu de guerre en revanche, ça me donne juste envie de massacrer et humilier sans pitié aucune ce type de morveux. Précisément parce qu’un jeu de guerre n’est pas la réalité et que si j’ai envie de m’y montrer complètement psychopathe, c’est un endroit où ça ne mange pas de pain de le faire. Ce qui ne plaît pas à tout le monde. Certains trouvent ça injuste. Certains m’ont même menacé de porter plainte aux concepteurs du jeu, afin que j’en sois exclu. Ce qui m’éclate, bien entendu, complètement. En plus des tirs nourris de canon, un bon vieux « mais va donc ouinouiner sur Twitter, grosse merde! » bien placé est toujours un plaisir. Je peux donc avoir la victoire très arrogante, apprécier humilier mes adversaires. Jouer pour tuer. Y compris verbalement. Mais ce n’est que du show, ça. De la distraction. Quand je joue longuement à un jeu vidéo, que j’y reviens quotidiennement, le but n’est pas de gagner en fanfare, ni d’humilier les autres joueurs, même pas de m’amuser. Le but est d’atteindre cet état de détachement. Cette zénitude. Je ne sais pas si c’est courant mais c’est mon truc.

Charlie Brooker, encore journaliste et pas encore showrunner de la série Black Mirror, avait il y a quelques années comparé Twitter à « un jeu multijoueur en ligne dans lequel se choisir un avatar et une personnalité vaguement basée sur la sienne, pour ensuite essayer d’accroître son public en essayant de former des phrases intéressantes en poussant sur des touches représentant des lettres« . Même s’il a depuis reconnu que c’était un tantinet provocateur, aujourd’hui encore, Brooker maintient que le réseau social à l’oiseau bleu fonctionne vraiment comme un jeu, « pas seulement en termes de score, sous forme de feedbacks, de retweets et de likes, mais aussi par son rythme, ce flux de petits moments de délices et de déceptions, tout comme dans Mario. Il y a quelque chose qui se retrouve dans tous les jeux: au plus vous participez, au moins vous avez envie d’arrêter. Si Twitter n’existait pas, vous pourriez aujourd’hui lancer l’application comme un jeu de rôle. » Okay, Charlie: disons que Twitter est vraiment un jeu en ligne. Il est alors complètement biaisé. Bien sûr, Twitter permet certainement d’atteindre l’amusement, la satisfaction et la gratification. Mais on n’y est jamais à l’abri de la souffrance, de la rage, des milles morts et de nouveaux challenges. Il restera toujours au meilleur joueur de Twitter, celui qui a le plus gros score et maîtrise parfaitement l’outil, la possibilité de se voir éclater à la tronche un gros scandale personnel, que ses squelettes sortent une nuit des placards. Ce jeu est conçu de telle façon que vous n’y serez donc jamais à l’abri de la bastosse bien placée d’un noob de 12 ans et demi. Quand vous y serez considéré comme parmi les meilleurs, tout ce que vous aurez gagné, c’est de vivre dans la paranoïa, de perpétuellement craindre que le New York Times ou The Guardian repère l’une de vos blagues sur les trans balancée un soir de biture de juillet 2011 et en tire un édito vous torpillant la carrière et la réputation. Vous ne pouvez donc pas sortir du samsara de Twitter. L’état zen y est impossible. Si vous participez, vous souffrez. C’est ce qui rend le machin si addictif. C’est ce qui fait surtout de ce jeu un pire attrape-gogo encore que les iPhones 5 dans les machines à pinces des derniers lunaparks de la Vlaamse Kust. Essayer de choper un smartphone en claquant des euros quand vous pouvez vous fondre dans Pac-Man dès le douzième niveau… Franchement… Bande de noobs…

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