Laurent Raphaël

Les jeunes partagés entre tristesse et colère

Laurent Raphaël Rédacteur en chef Focus

C’est Zaho de Sagazan qui le dit dans une de ses chansons: la tristesse n’est jamais loin. Un sentiment que semble partager beaucoup de jeunes. Même si ça ne les empêche pas d’être vent debout contre les injustices.

Pour tout vous dire/Il arrive des fois que, qu’elle arrive et que/J’ai beau tout faire, tout dire, pour la faire partir, elle… elle reste là/Et en fin de compte je me demande même si elle serait pas là un peu tout le temps/Tristesse est là et/Tristesse.L’implacable autodiagnostic ne sort pas de la bouche d’une personne d’âge mûr contemplant avec regret son passé mais bien du larynx sépulcral d’une jeune femme de 23 ans, Zaho de Sagazan. Cette pépite amère figure sur son premier album, La Symphonie des éclairs, brochette de confidences intimes saisies sur le gril d’une électro ténébreuse, un peu comme si la Française qui monte avait installé un confessionnal au milieu de la piste de danse.

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Tristesse pourrait bien devenir une chanson manifeste. Son aveu de faiblesse, sincère et touchant, résonne en effet furieusement avec l’humeur maussade d’une génération de jeunes adultes englués dans la mélasse des passions tristes. L’autre jour, devisant sur tout et sur rien avec ma fille de 26 ans, mes oreilles ont pleuré en l’entendant dresser ce constat: “C’est la dep. Tous mes potes sont en dépression. Ils galèrent trop.” Sous-entendu: galère financière autant que morale.

Certes, elle évolue dans un milieu créatif qui a particulièrement morflé durant et après le Covid, avec en toile de fond une industrie musicale fragilisée qui mise désormais tout sur les valeurs sûres ou sur la dernière hype du moment, et a réduit la voilure et les budgets pour les artistes coincés au milieu du bassin de la notoriété. En gros, tous ceux qui ne sont ni Angèle ni Charlotte Adigéry. Ce qui fait quand même pas mal de monde…

L’ambiance est sans doute moins plombée dans l’open space d’une licorne qui vient de lever des fonds asiatiques pour sa nouvelle app révolutionnaire. Mais si l’on met bout à bout tous les indices disponibles, on est quand même en droit de s’inquiéter du refroidissement brutal de la température émotionnelle de la jeunesse actuelle. Dans l’avant-dernier numéro de la revue Le 1, intitulé… Dépression: le mal du siècle, certains chiffres font froid dans le dos, comme celui des dépressions chez les 18-24 ans, en hausse de 80% d’après l’agence nationale Santé publique France. “Nos études post-Covid indiquent que 40% des adolescents souffrent aujourd’hui d’une dépression. C’est du jamais-vu, même en temps de guerre”, déplore le neuropsychiatre Boris Cyrulnik.

Ce mal-être infuse sans surprise la fiction. Des séries comme Euphoria ou Normal People ont donné corps à l’angoisse de la génération Z. Elle est également palpable dans The Son, le film de Florian Zeller. Malgré les efforts de ses parents, un jeune sombre inexorablement dans les abysses du spleen, comme rongé de l’intérieur par un poison invisible. Selon une enquête menée auprès de 20 000 étudiants dans l’Hexagone, 28% se déclarent tristes, déprimés ou désemparés plus de la moitié du temps (contre 15% pour le reste de la population), nous apprend encore la revue hebdomadaire.

© National

Une confirmation en creux d’une autre impression assez déroutante: ce blues, sauf dans les cas extrêmes bien sûr, ne s’accompagne pas automatiquement d’une perte complète d’appétit de vie. La détresse peut coexister avec des élans vitaux, des moments de légèreté comme des accès violents de colère. On le voit sur les sujets sensibles du moment, qui se cristallisent autour de trois pôles: race et décolonisation, genre et féminisme, et climat. Si l’éco-anxiété aggrave les symptômes d’effondrement, elle met aussi la jeune garde en ordre de bataille. Avec une radicalité qui surprend, choque parfois, comme quand des activistes badigeonnent de soupe des tableaux dans les musées. “Les gens s’offusquent qu’on touche à l’art alors que le monde court à sa perte”, me lançait désespérée une copine de ma fille, investie dans un projet de cantine durable et engagée, mais qui envisage de trouver une occupation qui fait bouger les lignes aujourd’hui et pas dans un futur très hypothétique. La tristesse mène à tout, à condition d’en sortir.

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