L’édito : Liquidation totale

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Laurent Raphaël
Laurent Raphaël Rédacteur en chef Focus

Au début, on se disait qu’il fallait juste être patient et laisser au public le temps de retrouver le chemin des salles après deux années d’immobilisme forcé. Un peu comme ces muscles engourdis qui ont du mal à retrouver immédiatement leur mobilité. Plus d’un an après le retour à la normale, force est pourtant de constater qu’une partie des consommateurs culturels réguliers manquent toujours à l’appel. Cinémas, salles de concert, clubs, musées… Personne n’échappe à la dégringolade, sauf peut-être les spectacles “événementiels” -du genre tournée de Coldplay.

Les raisons de cette désaffection -évaluée en France à 30% pour le cinéma par rapport à la situation d’avant-Covid- sont multiples: concurrence des plateformes digitales, cocooning, offre trop abondante ou moins alléchante qu’avant -ou perçue comme telle-, manque d’interactivité des formats culturels classiques, tarifs trop élevés, perte d’appétit, flemme… Les sociologues commencent à circonscrire ce manque d’entrain et de curiosité. On parle des “années molles” pour désigner le climat léthargique ambiant qui voit une partie grandissante de la population préférer les activités de salon (ou de jardinage) aux sorties et à leurs contraintes: horaires fixes, problèmes de mobilité, etc.

Pour soulager un emploi du temps sous haute tension, beaucoup ont visiblement choisi de faire sauter le fusible des loisirs extérieurs. Un comportement qui a des conséquences en cascade: outre qu’il met en péril l’économie d’un secteur déjà fragile, il compromet aussi le renouvellement des nouveaux talents -les programmateurs étant enclins à miser sur les valeurs sûres pour limiter les risques-, un manque de sang neuf qui menace à terme le pouvoir de subversion de l’art. On voit bien le cercle vicieux qui pourrait se mettre en place. Et les dommages dévastateurs sur notre capacité à maintenir un niveau minimal d’esprit critique, cet oxygène de la démocratie.

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Une mauvaise nouvelle ne venant jamais seule, voilà que la culture est menacée par un autre danger: la disparition pure et simple des artistes au profit de machines créatives. Ce qui relevait encore il y a peu du scénario SF délirant est en train de devenir réalité. Du moins si l’on fait l’effort de connecter les dernières innovations entre elles, comme dans ces dessins où le motif n’apparaît qu’après avoir relié tous les points.

Des chanteurs morts ou vieillissants (Tupac, Abba…) qui reprennent du service par le biais d’hologrammes plus vrais que nature, des acteurs décédés en plein tournage ressuscités numériquement pour terminer les scènes manquantes d’un film (comme Paul Walker dans Fast and Furious 7), des tableaux créés à la manière de, des logiciels gavés de milliards de photos donnant corps en quelques secondes aux fantasmes graphiques les plus fous (grâce à des générateurs d’images comme Dall-E ou Midjourney), une intelligence artificielle composant à la demande des rimes de rap qui claquent (avec l’application iRap par exemple)… Ces tours de force technologiques suscitent de prime abord une certaine fascination, un effet wouaw. Mais les premières applications de géolocalisation du type Uber, qui ont par la suite révélé leur toxicité sur les conditions de travail, déclenchaient le même enthousiasme.

De l’expérimentation à l’exploitation à grande échelle, il n’y a qu’un pas. Techniquement, plus rien n’empêche -sinon un reste de décence- les studios de réaliser un film réaliste avec des têtes connues sans faire appel au moindre acteur ou figurant, ni un label de produire un album avec des voix et une instrumentation intégralement synthétiques, ni encore un journal de se passer d’illustrateurs ou de photographes.

Fantasme? Le premier roman graphique post-humain, Moebia, vient d’être publié. Une dystopie de 70 pages inspirée de l’esthétique de Moebius. Et en juin dernier, c’est Cosmopolitan qui se targuait d’avoir réalisé “la première couverture de magazine au monde fabriquée par une intelligence artificielle”. Des ballons d’essai, des coups médiatiques, mais qui en disent long sur notre crédulité digitale. Si l’on n’y prend garde, les artistes finiront à la casse. Et le génie humain avec eux…

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