«Inspiré d’une histoire vraie»: le nouveau mantra culturel

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Laurent Raphaël
Laurent Raphaël Rédacteur en chef Focus

Les films, BD, romans et séries télé inspirés d’histoires vraies se multiplient. Il faut dire que la réalité dépasse bien souvent la fiction dans la démesure. Gare toutefois à l’effet boomerang…

Quel est le point commun entre ces films à l’affiche –Bernadette, Le Procès Goldman, Le Livre des solutions-, ces séries télé récentes –Tapie, Succession (saison 5), 1985, The Clearing-, ces BD encore fumantes –Une éducation orientale de Charles Berberian, Marie et les esprits de Rodolphe et Olivier Roman-, et ces livres cueillis lors de la récolte littéraire de septembre –Les Naufragés du Wager de David Grann, Psychopompe d’Amélie Nothomb? Un indice: les scénaristes, réalisateurs, auteurs et écrivains derrière ces histoires ne les ont pas complètement sucées de leur pouce

Ça y est, le franc est tombé? Toutes ces créations sont inspirées d’histoires vraies. Celles des artistes eux-mêmes, celles de célébrités, ou alors celles qui ont un lien avec des événements historiques ou des faits divers -certains encore dans toutes les mémoires comme les tueries du Brabant dans 1985, d’autres ensevelies sous la poussière de l’oubli comme le naufrage de la frégate Wager en 1740 ou cet épisode méconnu de la Seconde Guerre mondiale (le sauvetage de l’équipage belge d’un navire marchand par un sous-marin italien) raconté dans Comandante d’Edoardo De Angelis, présenté récemment à Venise.

Si ce n’est pas claironné dès le titre comme pour Tapie et Bernadette, cet ancrage dans l’actu l’est abondamment dans la promotion, comme un label rouge apposé sur une barquette de viande. Car consciemment ou non, l’industrie culturelle s’est largement convertie à cette manie. Au frisson du souvenir se superpose le potentiel de sidération d’une réalité qui, surtout depuis les attentats du 11 septembre, a démontré qu’elle dépassait souvent la fiction, images à l’appui puisque la moindre aventure est désormais documentée par une forêt de smartphones. Pourquoi chercher midi à quatorze heures quand le quotidien, dans sa folie, dans sa démesure, produit à la chaîne des scénarios hollywoodiens? Le public, hypnotisé par ce retour incessant sur les lieux du crime ou dans les pas de parcours exceptionnels, en redemande. Il suffit de voir le succès des biographies d’artistes (Picasso, Niki de Saint Phalle…) au rayon BD.

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Ce qui était un modeste affluent de l’édition depuis les années 70 -dans la foulée du Nouveau Roman et des futurs porte-voix du récit en “je” comme Hervé Guibert ou plus tard Christine Angot- s’est transformé en torrent ces dernières années avec un nombre impressionnant de publications, films, séries, albums sculptant la glaise malléable du vécu. Une OPA sur le réel que traduit l’inflation sémantique pour désigner les différents sous-courants: autofiction, biopic, docu-fiction, etc.

L’offre est tellement abondante et variée qu’il serait illusoire de rassembler toutes les manifestations de ce type sous le même toit. Entre un Dan Franck qui revient dans un récit intime sur son passé “honteux” (sa sympathie pour le groupe terroriste d’extrême gauche Action directe, qui lui a valu à l’époque 40 jours de prison, fil rouge de L’Arrestation) et une série à rebondissements comme Succession qui prend toutes les libertés avec son modèle -le magnat des médias Rupert Murdoch-, il y a évidemment un monde de vraisemblance.

Pour autant, se coltiner le réel, proche ou lointain, expose dans tous les cas à un risque: l’effet boomerang. Tapie a fâché le bouillant homme d’affaires avant même que Laurent Lafitte n’enfile son costume, et ses héritiers continuent à trouver le résultat imbuvable et infidèle à la réalité. Or, difficile de ne pas prendre la copie pour l’original. Et c’est bien là le problème ou en tout cas la limite de ces fictions qui “profitent” des atouts (curiosité, voyeurisme, besoin de comprendre…) de repasser les plats du passé. Elles naviguent dans une zone grise où la liberté de l’artiste entre régulièrement en conflit avec la vérité historique ou la subjectivité des protagonistes.

Quel souvenir gardera-t-on d’Elisabeth II? Celui laissé par une inconnue qui a régné pendant 70 ans ou celui, attachant mais inventé de toutes pièces, modelé par son double dans The Crown? Un grand pouvoir (sur l’imaginaire et l’inconscient collectif) implique de grandes responsabilités (artistiques)

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