Vermeer, aussi populaire que Beyoncé? (édito)

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Laurent Raphaël
Laurent Raphaël Rédacteur en chef Focus

La Vermeer mania bat son plein. Les 450 000 tickets de l’exposition à Amsterdam sont partis en à peine deux jours. Une bonne nouvelle pour la culture. Avec quand même un bémol.

Il n’y a pas que les stars mondiales de la pop qui drainent les foules. Un mort fait presque aussi bien que Madonna ou Beyoncé. Deux jours auront en effet suffi pour écouler les 450 000 billets mis en vente pour l’exposition événement consacrée au peintre Vermeer (1632-1675) au Rijksmuseum d’Amsterdam jusqu’au 4 juin prochain. Un sold out qui réjouit autant qu’il interpelle. Il réjouit parce que cet engouement met un peu de baume au cœur d’une industrie culturelle qui cherche toujours son souffle depuis la crise du Covid. Tous les signes de vitalité sont donc bons à prendre. Il réjouit aussi parce que le public ne se trompe pas sur la qualité de la “marchandise”. Contrairement aux expériences immersives qui se multiplient et prétendent projeter le spectateur à l’intérieur de l’univers d’un artiste, aucun adjuvant numérique n’a été nécessaire pour susciter ici la curiosité du public. Une clairvoyance rassurante.

Pour autant, cette Vermeer mania charrie son lot de questions. Comment expliquer ce coup de foudre pour un peintre du XVIIe siècle documentant la vie quotidienne des habitant·e·s de sa bonne ville de Delft? Car, avouons-le, on est loin des canons esthétiques (filtres à gogo), de la surenchère sensorielle et de l’effet wouaw qui caractérisent les grosses cylindrées culturelles paradant sur la route du mainstream. Comme souvent, il n’y a pas une cause unique mais plusieurs planètes qui s’alignent au bon moment, au bon endroit. Petit inventaire.

Rendons d’abord à Vermeer ce qui appartient à Vermeer. Le maître hollandais cultive une étrangeté tapie dans des scènes banales qui n’en finit pas d’intriguer. Sa Jeune fille à la perle par exemple surgit du néant comme une apparition fantomatique imprégnant durablement la rétine. Un magnétisme qui lui a d’ailleurs valu de devenir une figure pop, son regard et ses attributs vestimentaires faisant l’objet de nombreux détournements et parodies (voir sa version Simpson), au même titre qu’une Mona Lisa.

L’identification par-delà les siècles est aussi facilitée par la nature, commune voire triviale, des tâches représentées, comme dans le non moins célèbre La Laitière. Rien à voir avec l’académisme pompeux, ou son contraire le baroque hyperglycémique, pratiqués par la plupart des confrères de Vermeer, notamment italiens.

Le réalisme poussé à l’extrême ajoute aussi à la sensation de familiarité. Ce qui nous amène à la technique utilisée, jeu d’ombres d’un côté, succession de minces couches de l’autre, la lumière naturelle sculptant les personnages et fouettant les couleurs. Un hyperréalisme qui confine à la photographie, accentuant l’impression très contemporaine d’une “prise de vue” sur le vif.

On peut aussi avancer l’idée que le musée rencontre le besoin actuel de s’extirper du flux continu de sollicitations et alertes. Contempler en silence des peintures a le même effet qu’une séance de méditation. Un exercice de pleine conscience idéal pour se purger du trop-plein d’émotions factices inondant nos vies connectées. Enfin, un marketing mondial bien huilé en amont, insistant sur le caractère exceptionnel de la sélection (28 des 37 tableaux recensés), a contribué à mettre le feu à ce tourisme artistique.

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Tout va donc pour le mieux dans le meilleur des mondes? Oui et non. On peut légitimement se poser des questions sur les conditions de visite. Vermeer n’étant pas Rembrandt, dont les toiles XXL couvrent des murs entiers, on risque de devoir s’agglutiner par grappes autour de formats modestes dont la magie se cache souvent dans les détails. La déception pourrait être au rendez-vous. Sauf bien sûr si l’important c’est “de l’avoir vue” et d’avoir dévalisé le shop stratégiquement situé à la fin du circuit.

Et puis, on ne peut s’empêcher de voir dans ce triomphe annoncé la validation de la bipolarisation galopante de la culture, avec d’un côté les valeurs sûres, dont l’attrait ne faiblit pas, augmente même car elles présentent moins de risques financiers pour les institutions, et de l’autre la majorité des artistes “en développement”, qui auront de plus en plus de mal à se frayer un chemin vers la lumière.

Bref, si on salue l’exploit, on espère que Vermeer ne sera pas l’arbre flamboyant qui cache une forêt dépeuplée…

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