Les romans de Roald Dahl victimes d’épuration linguistique

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Laurent Raphaël
Laurent Raphaël Rédacteur en chef Focus

L’éditeur anglais de Roald Dahl a entrepris d’expurger les romans de l’auteur de Charlie et la chocolaterie de tous les termes qui pourraient offenser les minorités. Exit les mots « gros » ou « hideux ». Même si Puffin Boooks a fait une courbe rentrante face au tollé, cette épuration linguistique en dit long sur l’époque.

Roald Dahl, reviens, ils sont devenus fous! Au nom de l’inclusivité, l’éditeur anglais Puffin Books a décidé d’expurger les romans du prolifique auteur jeunesse, disparu en 1990. Sont visés tous les termes qui pourraient offenser l’une ou l’autre minorité. Exit donc “gros” ou “hideux”, mais aussi “hommes-nuages”, jugé sexiste et remplacé par “peuple nuage” dans l’un des nombreux classiques écrits par l’ancien diplomate, en l’occurrence James et la Grosse Pêche -devenu James et la Pêche géante lors de son adaptation au cinéma en 1996 par Henry Selick, sans doute à la demande du lobby des fruits souffrant d’obésité…

On rirait de cette purge linguistique délirante, qui pourrait passer pour un des commandements absurdes édictés par les cochons dans La Ferme des animaux de George Orwell, si elle ne s’inscrivait pas dans un mouvement plus large de révisionnisme dont le but est de rendre le passé plus présentable, plus lisse, plus politiquement correct. Des accommodements avec la réalité déjà discutables quand ils tentent d’effacer du paysage toute trace de faits historiques encombrants ou sordides -au lieu d’en expliquer les tenants et aboutissants-, mais carrément effrayants quand cette censure déguisée s’en prend à l’art, donc à nos imaginaires. Surtout quand on s’attaque comme ici à des peccadilles. Les propos antisémites que le Gallois a tenu en 1983 sont bien plus problématiques que l’irrévérence bienveillante de ses histoires universelles. Dont certaines, comme Matilda et son ado rebelle, pulsent d’un girl power réjouissant.

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Si on comprend l’intention d’Inclusive Minds, le collectif qui a allumé la mèche, -rendre sa fierté et sa dignité aux opprimés, aux invisibles, aux persécutés-, on ne peut que s’insurger contre une méthode qui va conduire à uniformiser et affadir la création -que serait le génial Fantastique Maître Renard sans sa dose d’insolence? Que serait Le Petit Nicolas de Sempé, pour prendre une autre figure jeunesse incontournable, sans son sous-texte humoristique et sans Alceste, son copain “qui est très gros et qui mange tout le temps”? Et plus grave encore, qui va donner l’illusion rassurante que le passé ne connaissait ni la discrimination, ni le racisme puisqu’il n’en existe plus aucun témoignage. À ce train-là, dans une ou deux générations, les enfants s’imagineront que les Noirs et les Blancs vivaient en harmonie dans les champs de coton. Ou que les femmes ont toujours bénéficié des mêmes privilèges que les hommes. Remplacer un monde cruel et injuste par sa représentation fausse et aseptisée ne va pas aider à le rendre meilleur. Pour savoir où l’on va, il faut savoir d’où l’on vient. Une amnésie volontaire qui insulte en outre l’intelligence des enfants, tout à fait capables de faire la part des choses entre les différents niveaux de langage.

La décision de Puffin -qui rime avec muffin- a heureusement suscité pas mal de remous. Des personnalités ont fait part de leur stupéfaction. À commencer par Salman Rushdie. Pour éteindre l’incendie, l’éditeur a d’ailleurs annoncé quelques jours plus tard que les texte originaux seraient encore disponibles dans une collection spéciale. Surréaliste, non? Pour le moment, l’opération de lissage est circonscrite à la perfide Albion, les éditeurs continentaux de Roald Dahl, dont Gallimard pour la France, ayant juré qu’ils ne changeraient pas une virgule des récits du père de Charlie et la Chocolaterie. Mais combien de temps pourront-ils tenir? La machine à “désoffenser” est en route. Les juristes ne suffisent plus, dans les grosses -pardon, volumineuses- maisons d’édition, on passe désormais les textes au crible des “sensitivity readers”, nouveaux gardiens d’une moralité à toute épreuve. Mais cette obsession hygiéniste est-elle compatible avec la liberté d’expression, qui inclut la liberté de déplaire, de froisser voire de choquer? La pertinence et la sincérité ne doivent-elles pas être les seules boussoles de l’artiste?

À cela s’ajoute une logique d’excessive prudence dictée par des impératifs économiques de diffusion mondialisée. En 2021, Netflix a mis la main sur la Roald Dahl Story Company, avec probablement des idées de séries œcuméniques et sans aspérités identitaires derrière la tête. Ceci expliquant sans doute cela.

De toute cette histoire affligeante, Roald Dahl aurait certainement tiré une fable croustillante sur la cupidité et la bien-pensance.

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