Marvin Gaye a laissé un petit trésor à Ostende

Laurent Raphaël
Laurent Raphaël Rédacteur en chef Focus

66 démos inédites de Marvin Gaye ont resurgi à Ostende, où le roi de la soul était venu se retaper au début des années 80. Non, tous les trésors culturels du passé n’ont pas encore été découverts.

Tous les amateurs de soul moite et juteuse ont eu des palpitations la semaine dernière: 66 démos de chansons inédites de Marvin Gaye qui dormaient depuis 40 ans dans le tiroir d’un… Ostendais ont resurgi comme par enchantement. À un jour près, on aurait pu croire à un poisson d’avril…


Mais comment diable le Belge Charles Dumolin est-il entré en possession de ces bandes forcément magnétiques? La réponse est dans les livres d’Histoire. Éreinté par une vie dissolue (alcool, drogue…) et miné par des problèmes financiers (il a le fisc américain aux fesses) et sentimentaux (une séparation houleuse), le roi de la mélodie suave avait atterri en 1981 sur la côte belge pour se refaire une santé. Sans doute qu’à ses yeux, cette destination exotique ressemblait le plus à l’idée qu’il se faisait de l’exil.


Un pari artistiquement gagnant puisqu’au cours des 18 mois de son exode, Marvin Gaye ne s’est pas contenté d’arpenter la digue en s’enivrant d’iode, il a surtout été particulièrement prolifique et inspiré. C’est sous l’influence mélancolique de la mer du Nord qu’il écrira notamment cette pépite torride qui déshabille les âmes les plus prudes: Sexual Healing. Des images d’archives surréalistes montrent son quotidien, entre papote dans une cuisine blafarde, séances de boxe dans une arrière-salle et échanges avec des locaux au comptoir d’un « stam café » dans son jus. La rencontre improbable de deux mondes, orchestrée par quelques complices du cru, dont le Charles Dumolin en question, chez qui le chanteur a un temps logé.

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L’élégant barbu a donc laissé derrière lui une précieuse cargaison de cassettes au moment de retourner dans le grand bain. Cargaison que son hôte a soigneusement conservée et jalousement tenue à l’écart des yeux et des oreilles indiscrètes pendant quatre décennies. Hasard (ou pas) du calendrier, ce cadeau du ciel coïncide avec l’anniversaire de la disparition du crooner, abattu par son père, autoritaire prêtre pentecôtiste, le 1er avril 1984. Une fin tragique qui clôturait précocement une existence constellée d’étoiles mais aussi mitée par les trous noirs.


D’après l’avocat de l’heureux détenteur de ce patrimoine, on ne parle pas seulement de chutes d’enregistrements ou de lambeaux de chansons. « Certaines d’entre elles sont complètes et d’autres sont aussi bonnes que Sexual Healing parce qu’elles ont été réalisées à la même époque« , affirme-t-il carrément à la BBC. On ne devrait toutefois pas entendre de sitôt la première note sensuelle de ces tubes en puissance. Les tribunaux ou un médiateur vont devoir d’abord démêler un beau sac de nœuds juridique. Car si la loi belge garantit la possession d’un bien après 30 ans -ici, les bandes physiques-, les dispositions spécifiques sur la propriété intellectuelle donnent tout pouvoir aux descendants du soulman pour l’exploitation de la musique enregistrées sur ces supports. Affaire à suivre donc.


Au-delà de l’excitation de cet improbable come-back, il y a quelque chose de foncièrement réjouissant à simplement exhumer du néant des perles non répertoriées. Comme un pied-de-nez à l’omniscience supposée ou revendiquée d’une ère digitale obnubilée par la transparence. On peut ainsi envisager ces (re)découvertes comme autant de petits actes de rébellion, de cailloux glissés dans la chaussure d’une idéologie qui entend tout contrôler, tout maîtriser, tout voir, tout entendre. Aucune IA n’a prédit qu’un morceau d’Histoire de la musique du XXe siècle se cachait quelque part dans les entrailles de la reine des plages.


Je ne suis pas naïf. Des enjeux commerciaux motivent souvent ces soudaines réapparitions, et encore plus leur prompte commercialisation sous un bandeau accrocheur, parfois en opposition avec les dernières volontés de leurs auteurs. Mais comment résister au frisson de la curiosité quand les vitrines des disquaires ou des librairies se parent d’inédits posthumes de Sylvia Plath, de Roberto Bolaño, de Céline ou de Jean Genet, dont les éditions Gallimard publient aujourd’hui une pièce qu’on pensait perdue, Héliogabale.


J’aime à imaginer que ce sont des présents envoyés du passé par leurs créateurs, qui avaient anticipé le besoin de consolation d’une époque qui tourne un peu en rond. Jamais les morts n’auront été aussi vivants. ●

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