Vivien Goldman, l’étoffe des sheroes

Comme disait Pitchfork, "personne n'est plus punk que Vivien Goldman". © Gudrun Georges
Julien Broquet
Julien Broquet Journaliste musique et télé

Elle a interviewé Patti Smith en faisant du shopping, a vu débarquer X-Ray Spex, les Slits et les Raincoats et même enregistré avec John Lydon. Journaliste, musicienne et prof, Vivien Goldman raconte une histoire féministe de la musique dans La Revanche des She-Punks.

La conversation est un peu chaotique et bordélique. Vivien Goldman, les 68 ans ébouriffants, est en Jamaïque. La connexion internet foire et la professeur du punk veut nous voir. « C’est quand même plus sympa », sourit-elle, saccadée, en français dans le texte. Goldman a vécu pendant un an et demi à Paris. Elle y a même eu un duo new wave, Chantage, au début des années 80 avec Eve Blouin, une Afro-Parisienne d’origine guinéenne avec laquelle elle passait de la musique africaine sur Radio Nova quand la station était encore pirate. « C’est Eve qui a branché le grand éditeur Jean-François Bizot là-dessus. Personne ne sait ça. Mais j’étais là. » Goldman aime rendre aux femmes ce qui leur appartient.

Née à Londres en 1952, fille de réfugiés juifs allemands dont le père, musicien, a fui les nazis avec pour seuls bagages son violon et un harmonica, Vivien Goldman a tout fait. Elle a été attachée de presse, journaliste, autrice, chanteuse, productrice, blogueuse, documentariste, rédac’ chef, gérante de club… Elle a été l’imprésaria de Generation X (Billy Idol) et a cosigné la première biographie de Bob Marley. A réalisé un clip pour Eric B. & Rakim avec Flavor Flav de Public Enemy dedans (I Ain’t No Joke) et même écrit pour Massive Attack (Sly). Elle s’est retrouvée seule face aux armes à feu d’une division armée secrète à Lagos et a dansé sous les balles durant une session de DJ en Jamaïque. « Je croyais entendre les sons de la boîte à rythmes et que les gens couchés autour de moi s’étaient mis à danser le get flat, une danse qui faisait alors fureur, écrit-elle. Quand on m’a félicitée après coup pour mon courage, j’étais consternée… »

Elle est comme ça, Vivien. Drôle. Speed. Un peu perchée. Elle est aussi bavarde et, c’est ce qui l’amène dans ces pages, l’un des témoins privilégiés du punk. Sorti l’an dernier dans le monde anglo-saxon et aujourd’hui traduit en français, son livre La Revanche des She-Punks rend hommage à des héroïnes féministes de la musique, de Poly Styrene (X-Ray Spex) aux Pussy Riot, de Ari Up (The Slits) à Neneh Cherry. Vivien a très bien connu certaines des sheroes qui s’épanchent dans son bouquin. Elle était déjà diplômée et travaillait comme journaliste musicale professionnelle pour Sounds quand le punk anglais a explosé. « J’étais là avant. J’étais là pendant. Et j’étais là après. Mis à part Joe Strummer plus vieux, ils avaient tous quatre ou cinq piges de moins que moi. Ari n’avait même carrément que 14 ans. À l’époque, des gens comme Malcolm McLaren, les mecs du label Stiff ou même Elvis Costello passaient nous rendre visite à la rédaction. Les premiers tremblements de terre, on les a sentis au bureau. C’est pour ça que je me sens légitime. Le punk, je l’ai vu arriver. Changement de climat. Changement de vibrations. Bataille culturelle. Ça se traduisait à l’intérieur même de l’équipe. Tu avais des gens qui ne s’intéressaient qu’à Genesis, Pink Floyd et Rod Stewart… »

Goldman habitait aussi dans l’oeil du cyclone, le quartier de Ladbroke Grove. Celui où vivait Strummer et où la crête prenait volontiers les couleurs de la Jamaïque. « C’était la cocotte-minute du punky reggae. Ça bougeait à fond. Les jeunes entrepreneurs noirs ne pouvaient rien louer de normal pour organiser leurs événements. On avait donc cinq ou six petites boîtes illégales. Tu vois ce fameux « Right to party » dont les Beastie Boys parlaient? On dansait toute la nuit. C’était super. La musique était à la hauteur. C’était l’extase. »

A fortiori pour une jeune femme qui a entamé sa carrière chez Island Records en jouant les promo girls pour Burning Spear, Steel Pulse, Marley et ses Wailers… « J’écrivais les bios de Bob. C’était le pied de pouvoir répandre cette musique et de prêcher la bonne parole. Parce que la plupart du temps, en tant qu’attachée de presse, tu es quand même amenée à vendre de la merde. Je suis partie avec lui sur la route. Je restais chez lui. J’ai fini par lui consacrer un livre. J’entretiens une relation privilégiée avec la Jamaïque. » Elle était d’ailleurs du voyage quand John Lydon s’y est rendu à la séparation des Sex Pistols en 1978.

Contribution négligée

La Revanche des She-Punks trouve ses origines dans la sortie de Resolutionary. Une compilation de 2016 sur le label allemand Staubgold qui rassemble le Dirty Washing EP de Vivien sorti en 1981 et enregistré sur le temps de studio de PIL (du même Lydon), trois titres de Chantage et deux morceaux des Flying Lizards qu’elle a écrits et chantés. « Pitchfork a glissé un de mes vieux morceaux (Private Armies ) dans une de ses listes. Pitchfork adore les listes. Et celle-là était consacrée aux chansons punk féministes. Ils m’ont demandé de rédiger un petit texte. Puis, comme dans un rêve, j’ai reçu cet e-mail: « On aimerait vous parler. Est-ce que vous voulez écrire un livre sur les femmes et le punk? « C’était une opportunité géniale. J’avais beaucoup de matos. Les réflexions sur ce qui est punk ou pas m’ont toujours fait chier… Pour moi, le punk, c’est une attitude, un esprit de libération. Et la contribution des femmes a toujours été négligée. J’ai donc voulu la mettre en lumière. Je pouvais déjà parler de moi, de mes copines, de New York, de Paris. Mais il est tellement facile de dire: c’est fini, tout est terminé. Je me suis donc mise à chercher où était désormais cet esprit. Où il avait atterri. Ça a été un long travail de recherche. »

Goldman a fouillé en Colombie, aux Philippines, au Cachemire… Elle va jusqu’à donner la parole à une punkette chinoise supportrice de Trump et pro-avortement. « Je me suis forcément demandé comment j’allais aborder la question. Je ne voulais pas tomber dans le déjà-vu. Ces livres punk qui ne parlent que de Londres et de New York. J’ai réfléchi à sa structure et j’ai cherché une certaine variété. Je me suis demandé ce qui nous liait aux quatre coins du monde et ce qui nous séparait. Comment ces femmes ont-elles été touchées et inspirées par le punk? Pourquoi? Est-ce qu’il les a fait bouger? Partant de là, j’ai dégagé des thèmes (l’identité, l’amour, l’argent, la protestation, NDLR). On s’interroge ce qui est vraiment important dans la vie. Voilà mes réponses. Ce sont des sujets aussi qui ont été abordés dans nombre de chansons. »

Vivien Goldman fut l'une des premières, dans les années 70, à écrire sur le punk au féminin.
Vivien Goldman fut l’une des premières, dans les années 70, à écrire sur le punk au féminin.© David Corio / GETTY IMAGES

Slits, Raincoats, Mo-Dettes, Au Pairs, Delta 5… Le punk, explique Goldman, a changé la place des femmes dans l’industrie de la musique et leur a ouvert un espace culturel sans précédent. « Pourquoi? Il y avait déjà l’air du temps. Même dans la loi. On avait eu les Suffragettes, évidemment. Puis les sixties, la première vague féministe. Mais jusque dans les années 70, les femmes en Angleterre n’avaient pas le droit d’acheter une maison sans la permission écrite de leur mari (ou à tout le moins d’un homme, NDLR) . Ce sont ces changements-là qui ont créé un climat propice à l’expression de leur créativité. Puis le punk, c’est un mouvement pour les rejetés, pour les dépossédés, pour ceux qui n’ont pas le pouvoir et que le pouvoir oublie. Certains ont pris de l’importance, sont devenus riches mais le punk reste en général une histoire de classes marginales. »

Histoire de soeurs

En écrivant son bouquin. Goldman a remarqué que des femmes de son âge revenaient à la musique grâce à un climat général plus accueillant que par le passé. « Tout le monde ne s’appelle pas Patti Smith. De notre génération, faut être honnête, il n’y a plus grand monde debout. On a perdu Ari et Poly quasi en même temps d’un cancer du sein. C’était nos leaders. Mais le mouvement #MeToo et la chute de Harvey Weinstein ont encouragé les femmes de ma génération à retrouver la voix. Ça m’a frappée. Ils leur ont insufflé une nouvelle liberté, ouvert un nouvel espace sur le marché. » Elle a aussi constaté que le punk au féminin est souvent une affaire de famille. « L’histoire de soeurs qui ont réussi en dépit de tout. Et quand on n’a pas de soeurs génétiques, on doit s’en trouver, créer son propre réseau. Avoir des copines comme Chrissie Hynde, Neneh Cherry, les Slits, des nanas, une bande, a tout changé. Jusque-là, ce n’était quasiment que boys town . »

Aussi étonnant que cela puisse paraître, Vivien Goldman, qui était à l’affiche du Guess Who? et du Sonic City courtraisien l’an dernier, ne s’était quasiment jamais produite sur scène. « Quand j’étais gamine, j’avais d’autres trucs à faire. Et avec les Flying Lizards, on était trop cool pour ça (elle rigole) . Sérieusement. On était un groupe studio d’avant-garde. On explorait les synthés et tout le reste. Bref, j’avais juste chanté l’une ou l’autre chanson dans un club à Paris. »

Quand elle a reçu des offres et s’est trouvé un tourneur en Europe il y a quelques années, Goldman a dû se chercher un groupe et un répertoire. Difficile de tenir une heure sur les planches avec un quart d’heure de musique. Elle a récemment enregistré un album (elle cherche encore qui va le sortir) avec Youth, le bassiste de Killing Joke. « J’ai été l’une des dernières à bosser avec Toots (Hibbert, de Toots and The Maytals, NDLR) avant sa mort. Youth de Killing Joke a produit son dernier album. C’est un bon pote. Comme un frère. Je l’ai connu alors qu’il avait un squat. Il était encore ado. Je l’aidais à sortir des emmerdes. Bref. On ne s’était plus vus depuis des années comme je vis aux USA. Et je lui ai raconté l’histoire. En gros: j’ai un concert et pas assez de chansons. Il a dit qu’il m’aiderait. Je suis allée à Londres. On s’est bien marré. Et on a finalement décidé d’enregistrer un album. »

Vivante, curieuse, hyperactive, Goldman se qualifie de post-punk updated, « post-punk de nos jours », traduit-elle. « À l’époque, j’ai arrêté la musique à cause du climat, de ma situation familiale. Je me suis mise à travailler pour la télé indépendante. Mais les portes se sont ouvertes et me revoilà. J’aurais pu revenir plus tôt. J’avais d’autres chats à fouetter. On vit une époque brutale. »

Vivien est de ceux qui contestent, qui revendiquent et qui protestent. Si ce qu’elle aime par-dessus tout, c’est écrire, le disque est à ses yeux un prolongement du livre. « Je ne vois pas de différences entre les deux. C’est comme si je faisais ce que le bouquin me disait de faire. Parce qu’il est arrivé d’abord. C’est un truc d’ADN. Je ne peux pas les séparer. » Quand on lui parle des She-Punks à succès d’aujourd’hui, Goldman répond anti-establishment. Elle cite Billie Eilish, Pink, Christine and the Queens et Kelis, se met à chanter Milkshake et évoque Beyoncé dont elle voit l’effet galvanisant et l’influence sur ses étudiants. « Mais il y aussi des She-Punks méconnues. Dunia Best, la fille qui tourne avec moi, a été pionnière de l’Afro-punk. Elle était la seule black du CBGB. Ce sont les héroïnes du punk dont on ne parle pas. Mais ce n’est pas une histoire d’héroïnes. Tout le monde est une héroïne dans mon bouquin. »

La sexagénaire sur piles a été très touchée par la jeune femme au Cachemire qui dit que personne ne peut monter un groupe de filles dans son quartier. « Je voulais montrer ça aux gens. Les bookers qui se contentaient d’une seule fille à l’affiche de leur festival, comme pour remplir un cahier des charges, se rendent compte, maintenant qu’ils veulent en programmer, qu’ils doivent en chercher. C’est comme en Chine avec la politique de l’enfant unique, tu tues les filles à la naissance. Puis, tu te réveilles soudainement et te demandes où elles sont passées. Je ne suis pas John Le Carré. Mon bouquin, c’est un truc personnel. Ma vision. Une mission. Comme une bouteille à la mer. J’espère que certains la trouveront. Que ça résonnera. Donner aux jeunes femmes du courage pour faire face à l’opposition permanente. Elles ont une ascendance. Ce que des filles comme moi n’avaient pas. On a rendu les choses un petit peu plus faciles. »

La Revanche des She-Punks – Une histoire féministe de la musique, de Poly Styrene à Pussy Riot*

Journaliste musicale au milieu des années 70, Vivien Goldman a vu les crêtes et les épingles à nourrice envahir l’Angleterre. Elle fut aussi l’une des premières à les accorder au féminin. Dans son dernier ouvrage, l’autrice, musicienne et théoricienne dresse une chronique globe-trotteuse, thématique et libre du féminisme punk par-delà les âges et les frontières. Qu’elles soient géographiques ou musicales, d’ailleurs. Goldman qui enseigne le punk, l’Afrobeat et le reggae à l’université de New York disserte sur le sujet dans un portrait kaléidoscopique qui se fout de la notoriété et donne la parole aux (s)héroïnes d’hier et d’aujourd’hui. Passionnant et érudit.

Vivien Goldman, l'étoffe des sheroes
* De Vivien Goldman, éditions Le Castor Astral, traduit de l’anglais par Cyrille Rivallan, 245 pages.

Dixit Joann Sfar

« Quand je travaille, j’écoute du jazz manouche, de la musique klezmer et beaucoup de musiques folkloriques, notamment irlandaises… Parce que c’est sériel, répétitif, entêtant. Et quand on dessine, c’est très bien. J’écoute également des B.O. de films pour les mêmes raisons. Depuis la naissance de mon petit qui a six mois, je me suis mis aux bruits blancs pour qu’il s’endorme (des bruits de cascade, tout ça). Coup de bol, les guitares fonctionnent très bien aussi. Je lui mets du Biréli Lagrène, qui joue hyper vite, et ça l’assomme à tous les coups. »

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