Tête dans les nuages, le premier EP d’Abraham

Abraham, la tête dans les nuages et les deux pieds sur terre. © AHMED DJEMAI
Laurent Hoebrechts
Laurent Hoebrechts Journaliste musique

Sur son premier EP solo, Tête dans les nuages, Abraham ébauche un groove à la fois introspectif et hospitalier, méditatif et généreux, inédit de ce côté-là de la scène hip-hop hexagonale.

Dans le clip de son morceau Seul, Abraham marche solitaire, dans les rues de la ville, au milieu de la nuit. Le beat est souple, le flow est agile. Abraham jubile. « Enfin tranquille »… Balancée sur YouTube à la mi-avril, en plein confinement, la vidéo ne pouvait que résonner avec ce drôle de moment où chacun s’est retrouvé retranché chez soi. « Honnêtement, j’avoue que j’ai… adoré cette période. ça me fait bizarre de dire ça quand je pense aux gens qui sont morts, ou même à ceux qui galéraient dans les hôpitaux. Mais puisque je ne pouvais pas faire grand-chose pour aider concrètement, autant investir ce temps et essayer d’en retirer quelque chose. »

En l’occurrence, Abraham -Diallo de son nom de famille, Tismé de son autre blase de scène- en a profité pour s’attaquer à ce qu’il avait trop longtemps mis de côté: ses propres morceaux. Ceux qu’il avait laissés dormir pendant trop longtemps dans un coin, toujours rattrapé par un autre projet. C’est que l’homme est volontiers hyperactif. Et adore multiplier les casquettes, écrivant des musiques pour des spectacles de danse (hip-hop), mixant comme DJ, collaborant avec Aloïse Sauvage ou le rappeur Philémon, sortant un album avec le collectif Dream Big Family, ou montant son propre groupe, le trio Unno (trois EP, un album). Il aurait pu continuer comme ça, « parce qu’il faut bien vivre, et que j’adore ça, travailler avec les autres, partager, découvrir d’autres sensibilités ». Mais le Covid-19 est passé par là.

« Au début, comme beaucoup de monde, j’ai entrevu deux chemins possibles. Soit je me laissais aller, je commençais à me morfondre, à plonger dans une forme de dépression. Soit je faisais appel à ce truc que j’ai depuis tout petit, et que mon éducation m’a permis de développer: le besoin de toujours tourner les choses du côté positif. » Cette éducation, d’une manière ou d’une autre, est forcément liée à l’artistique. Né en 1985, Abraham est le fils du bassiste Henri Diallo et de la comédienne Clémentine Célarié.  » Ma mère nous a élevés, mes frères et moi, en nous donnant énormément de confiance, en nous disant: « Si vous sentez quelque chose, c’est qu’il faut le faire ». Elle nous a appris l’importance de créer. C’est fondamental pour elle. Au point quasi de se dire qu’une journée sans créer est une journée perdue. » Ce qui peut éventuellement mettre la pression quand on est par exemple ado, et que l’on cultive un certain art de la glande . « J’avais tendance à culpabiliser. Mais aujourd’hui, j’ai compris à quel point c’est précieux. Dans cette injonction à la créativité, il y a presque un idéalisme, une soif de vie débordante. »

Face à la mer

Confiné chez lui, avec sa compagne, Abraham va donc se plonger dans la musique, en mettant en pratique ses astuces habituelles pour se montrer productif. Celles qu’il livrait d’ailleurs lui-même lors d’une conférence TedX il y a quatre ans d’ici. 1) Se retrouver seul ou en tout cas s’isoler -facile, vu les circonstances. 2) Se lever tôt, et profiter de ce moment où la journée est encore une page vierge. « Quitte à ce que je me retrouve parfois à faire des nuits de deux, trois heures. C’était ma manière de prendre l’énergie du moment et de la transformer en quelque chose de constructif. » Il commence par se lancer le défi de composer un morceau par jour. Mais en cours de route, il replonge dans les fichiers qui traînent depuis un moment dans son ordi. Et si c’était le moment d’enfin les faire sortir de leur purgatoire -pourquoi pas sous la forme d’un, voire deux EP? De profiter de l’occasion pour se recentrer sur soi et sur ce que ces chansons pouvaient dire de lui ? Comme par exemple cette tendance à être à la fois la  » tête dans les nuages » et les deux pieds sur terre. « Autant le réel -du moins celui que la société actuelle propose, dans son rapport aux autres ou au temps- ne m’intéresse pas trop; autant être ancré est important pour moi. »

Tête dans les nuages, le premier EP d'Abraham

Sur la pochette de son premier EP, Abraham trône au sommet d’un bunker, au bord de la mer . « J’adore le grand large, la perspective qu’il offre, les infinies possibilités qu’il suggère. » Tout comme la vidéo de Seul, l’image a été prise à Dunkerque -là où il a emménagé il y a quelques années, loin de l’agitation parisienne. Mais elle rappellerait presque celle de Views, l’album de Drake qui montre la star assise sur le bord de la CN Tower de Toronto. « Ah ah ah, oui, je vois bien. Ma mère me disait, elle, qu’on avait l’impression que je suis perché sur un vaisseau ou un monstre. » Drake éventuellement aussi, pour l’amour du rap qui continue de guider Abraham dans sa quête musicale.

Groove rêveur

L’étincelle hip-hop est d’abord venue par la danse – » Michael Jackson évidemment: même s’il n’était pas rappeur, c’est difficile de nier les liens qu’il a avec cette culture, dans l’esprit, l’audace, etc. » Puis vers dix ans, il y a cet oncle qui fait écouter aux frangins les IAM, NTM, Oxmo Puccino, avant d’élargir au rap West Coast de Dr. Dre, Snoop Dogg, Tupac, etc. « Par la suite, j’ai enchaîné avec des Busta Rhymes, Missy Elliott, pour en arriver à J Dilla, Slum Village, Hi-Tek, etc. » Si sur ses projets précédents, Abraham lorgnait volontiers vers le boom bap des années 90, le groove de Tête dans les nuages dérive ainsi vers quelque chose de plus volatile et rêveur. On ne peut s’empêcher de citer encore Q-Tip, par exemple, auquel le morceau Seul ne peut que renvoyer. « Pour moi, c’est un génie, je ne peux le prendre que comme un compliment. »

Aujourd’hui, c’est Kendrick Lamar qui le fascine. Notamment pour sa manière de produire de véritables albums, sans forcément ressentir le besoin de sortir tous les mois un nouveau morceau, cherchant sans cesse à amener de la profondeur. Et bousculer les codes? Chez Abraham, le rap reste en effet bien la base, pas une case. La créativité qu’il chérit tant ne le supporterait pas. « Si l’on me dit que c’est difficile de me cerner, ce n’est pas grave, ça me va. Bien sûr, comme tout le monde, il y a une envie de reconnaissance, de connexion avec les autres. Mais la vie est courte. Le plus important est de continuer à inventer et s’amuser. »

Abraham, Tête dans les nuages, distribué par Art-Track Music.

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