Julia Holter : « Il ne faut jamais croire les artistes »

Laurent Hoebrechts
Laurent Hoebrechts Journaliste musique

Arrachée à ses rêveries par le Covid et une grossesse intense, Julia Holter sort Something in the Room She Moves. Un labyrinthe pop expérimental aussi captivant que mystérieux, les deux pieds ancrés dans le moment présent.

Dieu sait que la confection d’un disque peut être longue et tortueuse. Six ans se sont ainsi écoulés depuis le dernier album de Julia Holter, Aviary, épopée pop avant-gardiste marquante de 2018. Mais, pour la musicienne américaine, une étape en particulier reste plus compliquée qu’une autre. « Quand le label me demande d’envoyer un texte de présentation pour la presse, je fais traîner ça pendant des mois! À chaque fois, ça me stresse énormément. Parce que vous ne pouvez pas vraiment analyser vous-même ce dont parle votre musique. 
À un moment, je la balance vers le monde extérieur, et chacun l’expérimente à sa manière. Mais il y a tellement de choses que je ne sais pas sur mes disques…« 

Un artiste qui a du mal à mettre des mots sur sa musique? On avait prévu le coup. Notamment après avoir lu une précédente interview, dans laquelle Julia Holter 
expliquait que « la musique n’était pas une affaire de communication, ou de langage« . On lui soumet la citation. Elle sourit: « Ce que je voulais dire, c’est que, dès que des paroles se posent sur une musique, elles deviennent des mots-sons. Et ce serait une simplification de les réduire à leur sens de départ. Même la chanson la plus politique qui soit est d’abord quelque chose que vous expérimentez dans le temps. Ou des changements de vibrations que capte l’oreille. Il se met en tout cas en place autre chose que juste la transmission d’un message…« 

Tous les chemins mènent aux Beatles

Il ne faudrait pas ranger pour autant Holter dans la case arty vaporeuse. L’Américaine 
est au contraire bavarde, attentive, soignant ses réponses, maniant habilement l’humour autoflagellatoire 
et le second degré. « En vérité, j’aime les interviews. C’est toujours un privilège de pouvoir parler de ma musique. Mais vous ne pouvez pas me faire confiance. Attention, comprenez-moi bien, je vais être aussi honnête que possible avec vous. Mais la musique a son propre chemin. Je peux juste vous expliquer d’où il vient, ce qui l’a nourri… »

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Exemples: en 2011, son premier album officiel, Tragedy, s’inspirait d’une œuvre d’Euripide (Hippolyte), tandis que Loud City Song mentionnait Colette dans ses références. Plus tôt, Cookbook s’appuyait sur les expérimentations de John Cage, pour transposer en musique un livre de recettes de 1920. Plus récemment, Aviary évoquait entre autres l’influence d’Alice Coltrane. Pour le nouveau Something in the Room She Moves, la référence paraît aussi évidente qu’étonnante: les Beatles (et le titre, signé Harrison, Something in the Way She Moves). De là à voir Holter se glisser dans un format pop refrain-couplet, il y a un pas…

Get back!

Née en 1984, à Milwaukee, dans le Wisconsin, l’Américaine a étudié la musique à l’Université du Michigan, avant de rajouter un diplôme en composition obtenu au California Institute of the Arts. Le bagage théorique est considérable. Mais sans rejeter le côté intuitif. Julia Holter s’appuie sur les deux. C’est plus que jamais le cas sur Something in the Room She Moves. « J’avais ce titre qui correspondait à une démo, mais qui ne faisait pas spécialement référence aux Beatles. Puis j’ai eu ma fille. Je voulais lui chanter des chansons. Et les seules que je connaissais par cœur étaient celles que j’écoutais plus jeune, comme Joni Mitchell ou les… Beatles. » Au même moment, Holter 
tombe aussi sur les (quasi) huit heures de Get Back!, 
la version de Peter Jackson du docu consacré à la confection de Let It Be, l’ultime album des Fab Four… « Voir ces musiciens iconiques, qu’on connaît tous, se dépatouiller avec leurs problèmes créatifs, c’était vraiment beau.« 

D’autant qu’Holter est elle-même en train de vaciller. L’inspiration n’est pas le problème. Mais bien le monde autour d’elle. « Avec Aviary, j’avais vraiment eu l’impression d’avoir trouvé la bonne combinaison. Tout ce que je voulais était là. Dans la foulée, j’ai même pu tourner avec un groupe de six musiciens. Ce qui, pour une artiste de mon niveau, est assez dingue. Et puis, à la fin des concerts, je suis tombée enceinte. Dans la foulée, la pandémie est arrivée. Tout à coup, le monde devenait complètement différent. J’avais l’impression de devenir folle. Je n’ai pas eu une grossesse difficile, mais hormonalement c’était parfois compliqué. Je n’arrivais plus à lire ou à me concentrer. Par la suite, il a fallu aussi apprendre à composer avec le manque de temps et le fait d’être interrompue tout le temps. Au final, c’était assez sain. Ce que j’aime dans ce nouveau disque, c’est qu’il n’embrasse pas chaque fantaisie de production. Il est moins chargé, plus sensuel.« 

Vie intérieure

C’est frappant sur des morceaux comme Materia, Evening Mood ou Talking to the Whisper, ballades cotonneuses avançant à moitié éveillée. Comme un reflet de l’état dans lequel évoluait Holter, à la fois comme « anesthésiée » par le confinement, et chamboulée par la grossesse. Dans le fameux communiqué de presse envoyé aux journalistes, il est ainsi question d’un disque tourné « vers l’intérieur« . « Désolé, je reviens tout le temps avec ça, je sais que c’est pelant, mais le Covid a vraiment nourri ça. Tout ramenait vers le corps. C’est aussi une période où j’ai perdu deux grands-parents et mon neveu de 18 ans. Mon propre corps se transformait avec la grossesse. C’était un peu inévitable que je me perde dans toutes ces questions. Dans le passé, j’ai pu tourner par exemple autour des souvenirs, des amours passés, ou au contraire vers le futur. Mais ce disque-ci parle vraiment du moment présent, de comment on l’habite.« 


Something in the Room She Moves est donc cet album à la fois déstabilisant et charnel, tortueux et spontané. « Je reste une compositrice très impulsive. Et comme je ne suis pas quelqu’un de toujours très logique, ça donne parfois une musique un peu… bizarre ». Vous avez dit bizarre? Bizarre… « Oui, bon, ça sonne comme une déclaration d’intention. Mais je ne voudrais pas que ça l’isole des gens. À nouveau, je n’ai aucune idée de comment les autres reçoivent ma musique. C’est pour ça que je vous dis qu’il ne faut jamais croire les artistes… » ●

Julia Holter, Something in The Room She Moves, distribué par Domino. Le 10/04, 
au Botanique, Saint-Josse-ten-Noode


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