Rock en berne: la disparition de l’opinion politique en musique?

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Philippe Cornet
Philippe Cornet Journaliste musique

L’incapacité du rock à réagir au terrorisme des années 2000 va-t-elle changer après Paris ensanglanté? Ou confirme-t-elle la disparition de l’opinion politique en musique?

Le lundi 7 décembre 2015, à l’AccorHotels Arena parisien (ex-Bercy), U2 invite sur scène les musiciens d’Eagles of Death Metal pour un People Have the Power collectif. Après cette reprise orientée de Patti Smith, le groupe américain est laissé seul pour une version de son I Love You All the Time: titre comprenant quelque lignes en français, inclus dans Zipper Down, son dernier album paru en octobre. L’invitation faite par la bande à Bono intervient 24 jours après les attaques de Paris ayant causé au moins 130 morts et 350 blessés. A priori, le geste de U2 tient de l’hospitalité confraternelle tout autant que du symbole de résistance musicale au fanatisme meurtrier, mais ce n’est pas aussi simple. Dans un article de Rolling Stone daté du 22 décembre, le magazine US explique comment Bono, au lendemain du Bataclan, appelle Jesse Hughes, le leader des Aigles(1) pour « prier avec lui au téléphone ». Cette démarche privée -Bono et Hughes sont tous deux catholiques- implique deux profils antagonistes.

Bono, 55 ans, est un homme riche -fortune de 700 millions de dollars- aux activités nombreuses dans le charity business. De l’abandon de la dette du tiers-monde à ses propres DATA et Project Red dédiés à l’Afrique, l’Irlandais s’est taillé un CV de Père Teresa hyperactif. Contrastant avec un autre secteur d’activités -notamment sa participation à Elevation Partners, firme de private equity aux avoirs de 2 milliards de dollars- destiné à produire le plus d’argent le moins taxé possible. N’empêche, depuis au moins l’album War en 1983 et le titre Sunday Bloody Sunday, U2 n’a cessé de traiter les conflits planétaires: durant le Zoo TV Tour à l’été 1993, le band relaie à dix reprises un direct depuis Sarajevo, assiégé en pleine guerre de Bosnie, s’acquittant de 100.000 livres sterling, tarif d’adhésion à l’Union européenne de radio-télévision pour usage de relais satellite.

Eagles of Death Metal sur scène avec U2 à Paris.
Eagles of Death Metal sur scène avec U2 à Paris.© AFP/Live Nation/Danny North

Jesse The Devil Hughes, 43 ans, est d’un autre genre. Ce moustachu tatoué se présente comme conservateur accompli tout en affichant les symboles du rock dépravé: l’ex-camé -Josh Homme a autrefois payé son séjour en réhab- s’épanouit pleinement dans les diatribes de Donald Trump, est membre de la très puissante pro-gun NRA(2) et depuis 2012, intronisé révérend de l’Ordre de saint François. Sur son show radio Internet, Hughes pratique l’Obama-bashing et cultive son admiration pour Ronald Reagan avec la hargne du thuriféraire de droite extrême: même si Bono est lui-même un millefeuille de contradictions, les deux semblent n’avoir aucune valeur commune, hormis celle du petit Jésus.

Et c’est bien ça la limite du concert parisien du 7 décembre où U2 et Eagles of Death Metal font frémir les réseaux sociaux: comment peut-on s’opposer à des terroristes qui incarnent l’intolérance suprême à la Daech, en incluant des types comme Jesse Hugues, donaldtrumpiste fier de l’être et partisan de la self-défense armée? Comment donner de la consistance à la résistance sans dissoudre les idéologies déjà anémiques? En en faisant une formidable chanson? Non, là, présentement, plutôt en usant du bon vieux charity business: Duran Duran, dont les Eagles of Death Metal reprennent le Save a Prayer sur leur dernier album, a proposé de verser l’argent de cette reprise à divers organismes de charité, et les Eagles font de même avec leur propre I Love You All the Time. Du symbolique tendance monétaire: déjà une vieille histoire.

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Ragtime moqueur

On connaît les précédents fameux: le concert de George Harrison pour le Bangladesh -en août 1971, premier du genre- et puis toute la panoplie Live Aid/Band Aid. L’initiative d’Harrison est l’héritière biologique des années 60 qui vont exacerber la présence de l’activisme politique dans le rock, aspiré par ce morceau de choix qu’est la guerre du Viêtnam. A partir de 1965 -et jusqu’en 1973- les USA, via la conscription (le draft), envoient des centaines de milliers de jeunes Américains au casse-pipe indochinois: un dixième de la génération des baby-boomers passe par Saïgon, plus de 50.000 y laissent la vie et quelques millions y cuisinent un trauma majeur.

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Cette guerre devient l’arrière-cour infernale d’une jeune génération -75% ont moins de 21 ans- contemporaine de Dylan, Hendrix et Janis Joplin. Pas uniquement un conflit télévisé mené par idéologie anticommuniste dans un pays éloigné mais le miroir frontal d’un carnage absurde. Ce Viêtnam s’empare donc du rock et le met en chansons, comme le carnet de bord accompagnant les incessantes manifestations planétaires, de San Francisco à Berlin. Cette opposition aux autorités politiques bénéficie aussi des restants de guerre froide et d’un monde régi par l’argument idéologique. On est de gauche ou de droite: c’est clair et tranché. Jusqu’à devenir un paradigme pour les Beatles hurlant Revolution. Ou la base du Fortunate Son de Creedence Clearwater Revival, écrit par John Fogerty après le mariage en 1968 de David Eisenhower et de Julie Nixon -petit-fils et fille des présidents du même nom- et l’impression « que cette classe de privilégiés n’ira jamais se battre au Viêtnam, même si elle est en faveur de la guerre ». Ou encore I-Feel-Like-I’m-Fixin-To-Die-Rag, ragtime moqueur qui scelle ironiquement le triomphe de Country Joe and the Fish à Woodstock 1969 -et le fameux F.U.C.K. repris en choeur par la foule- alors que la guerre du Viêtnam sent déjà le sapin pour l’Amérique.

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Ces chansons et d’autres -plus de 300 composées sur le sujet d’après Wikipédia dont plusieurs postérieures au conflit qui prend fin en 1975- vont être importantes. Pas seulement dans la genèse des rapports politique-musique et le tissage d’une relation entre artistes et audiences, mais plus prosaïquement, parce qu’elles engendrent des tubes massifs. Cash-flows aux hit-parades pas seulement anglo-saxons et répercussion d’une chanson, d’une mélodie, sur l’opinion publique. En élargissant, c’est important, la notion de protest song: Clash, auteur d’un texte premier degré sur la violence des années punk (Hate and War en 1977), en vient ultérieurement au conflit vietnamien avec la charge anti-impérialiste Charlie Don’t Surf (1979). Inspirée d’une réplique fameuse d’Apocalypse Now lorsqu’un colonel barré des marines, joué par Robert Duvall, décrète que le (Nord-)Vietnamien (le Charlie) n’aime pas la vague, la laissant donc libre pour ses propres surfeurs. Même l’humour est donc possible.

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Poulpe suicidaire

Que reste-t-il de cela dans les années 2.0 marquées comme jamais auparavant par les conflits et le terrorisme anxiogène? Comment le rock -une nouvelle fois au sens générique incluant rap, électro et autres- cohabite-t-il avec cette monstruosité de plus en plus invasive de califat intégriste ou de bombes humaines refaisant les croisades dans l’autre sens? Est-il possible d’écrire une chanson non ridicule, non sous-dylanienne, sur un tel poulpe suicidaire difficilement détectable? Ou l’aftermath émotionnel qui en résulte? Une première réponse vient de l’après-11 septembre 2001. Une bonne centaine de titres seront écrits sur le coup des attentats aux Etats-Unis: malgré l’implication de noms fameux (McCartney, Neil Young, Leonard Cohen, Michael Jackson) et d’un casting très éclectique (de Wu-Tang Clan à Scott Walker), peu seront retenus par l’Histoire. Si ce n’est Springsteen dans un album intégralement dédié à l’événement et ses conséquences (The Rising, 2002) et un tube, un vrai taillé pour la radio, le Manhattan-Kaboul de Renaud et Axelle Red, opérationnel en francophonie seulement.

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Parmi ceux qui racontent l’impact du 11 septembre, Damon Albarn réalise via Gorillaz un titre baptisé 911, paru sur la BO de Bad Company, film d’action de 2002: Albarn y invite Terry Hall (chanteur des Specials) et D12, crew à Eminem resté coincé à Londres après les attentats. Par elle-même, la chanson n’a pas d’impact significatif mais est symptomatique d’une forme d’engagement, propre à Albarn ou au plus militant Thom Yorke. Le commentaire sur le terrorisme et ses affres, la mondialisation sous coupe de la finance ou la dégringolade environnementale forment davantage un bloc de résistance collectif face à un Big Brother abusif qu’une stricte position idéologique sur un fait historique déterminé. Guère étonnant dans la mesure où les idées issues de la gauche sont aujourd’hui laminées, voire distillées, dans une forme d’altermondialisme aux frontières tout aussi incertaines.

Militant Chanel

On est loin du dernier sursaut politico-musical en date -le Rock Against Racism anglais des années 80- lorsqu’un groupe peut évoquer des massacres de civils palestiniens à Beyrouth, réclamer la libération de Mandela encore prisonnier de l’apartheid et en faire des hymnes dans l’Angleterre thatchérienne: en 1984, The Specials AKA avec War Crimes et Free Nelson Mandela. Après le Paris de l’automne ou même de Charlie Hebdo, on a l’impression que le rock a du mal à faire son boulot de chroniqueur de l’immédiat, loin de Neil Young pondant une ballade dix-sept jours après l’exécution de quatre manifestants par les flics sur un campus américain (Ohio, 1970) ou de Dylan qui, en 1975, enregistre Hurricane après avoir pris connaissance qu’un boxeur noir, accusé à tort de meurtre, croupissait en taule.

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Faut-t-il attendre de Jesse « Trump » Hugues qu’il fasse le boulot de compassion du journal Le Monde -qui a tiré le portrait individuel de toutes les victimes parisiennes de novembre– ou donne une réflexion sur le djihadisme, comme des dizaines de documentaires télé? Peu probable alors que la matière même des attentats, ses composantes humaines (des assassins comme des victimes), les enjeux multiples bien au-delà de la religion, de la barbarie ou de l’absurde semblent former d’infinies pistes de chansons. Grand Corps Malade et Johnny Hallyday (…) ont chanté les journées Charlie, Jarvis Cocker -qui habite Paris- a réagi aux attaques de novembre via un titre nouveau, comme Bono, lui encore, qui vient d’écrire Streets of Surrender sur le sujet. Loin d’un tsunami de réactions musicales donc, laissant tout un pan de l’Histoire contemporaine -sans parler des guerres de Lybie, Syrie, Irak ou Afghanistan- en jachère.

Quelle place peut encore occuper le rock, désincarné de ses initiales « valeurs rebelles », dépassé en termes de ventes par les jeux vidéo, pollué par le branding et autres bling-bling exacerbés, dans un monde où la vedette musicale fait le mannequin pour Chanel? On nous souffle que To Pimp a Butterfly, carton 2015 de Kendrick Lamar, est « l’un des plus engagés »: sur la cause des Afro-Américains dans un morceau tel que Wesley’s Theory, inspiré de l’acteur Wesley Snipes emprisonné pour évasion fiscale, certes. Mais sa préoccupation globale semble bien plus américanocentriste, voire communautariste, que mondialiste.

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L’un des exemples récents d’engagement substantiel vient de Mos Def: le rapper, auto-rebaptisé Yasiin Bey depuis 2012, postait en 2013 une vidéo où il reproduisait à la première personne les conditions des prisonniers refusant de s’alimenter, nourris de force à Guantanamo Bay. Sans doute l’acte le plus dérangeant et politique d’un musicien depuis le 11 septembre, mais, comme par hasard, mis en film-vidéo et non pas en musique. Comme si une chanson n’avait ni l’impact ni la valeur des sept millions de vues du clip de Mos dans le « brouhaha du Net ». Celui-ci accumule les opinions -si souvent futiles, abusives ou redondantes- et atomise l’information dans son dédale de vecteurs numériques. La guerre et le terrorisme étant davantage recyclés par le jeu vidéo que commentés, analysés, disséqués ou poétisés par le rock. Qui, du coup, semble de plus en plus largué dans son rapport au réel.

(1) AVEC SON COPAIN JOSH HOMME, ABSENT DU TRIP PARISIEN.

(2) NATIONAL RIFLE ASSOCIATION.

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