Rencontre: Leo Küpper, l’inventeur, réédité chez Igloo Records

Küpper devant son mur de transistors et autres, à la fois analogique et digital, construit de ses propres mains. Déjà le sens de l'aventure. © Philippe Cornet
Philippe Cornet
Philippe Cornet Journaliste musique

Réédité chez Igloo Records, le pionnier belge Leo Küpper incarne une électronique libertaire qui use notamment de la voix humaine pour libérer l’inconscient phonétique.

Appuyé contre un mur du sous-sol de la maison de Küpper proche du Cinquantenaire, 8 mètres carrés d’électronique qui évoquent un Lego géant. Des couleurs enfantines, des centaines de petits trous qui attendent d’être câblés. On est devant le GAME (Générateur Automatique de Musique Électronique). Juste pas trop grand pour pouvoir passer la porte de la pièce donnant sur la rue et être emmené dans les multiples concerts/performances de Küpper à Rome, Venise, Stockholm ou ailleurs. C’est l’oeuvre d’un globe-trotter viscéral, peut-être davantage reconnu à l’étranger que dans son propre pays. Mais quelle est cette grande chose installée dans l’endroit où Leo vit et travaille depuis 1967? « J’ai construit cet objet parce que je n’avais pas les moyens de m’acheter des machines. Donc, je l’ai fabriqué dès 1964, au fur et à mesure, avec des transistors qui à l’époque ne coûtaient que 1 franc belge la pièce. Les premières plaquettes de l’ensemble, à gauche, étaient primitives: en partie analogiques, en partie digitales. Tout a été fait à la main. Aujourd’hui, alors que le synthé modulaire revient à la mode, des gens viennent me visiter, pour voir la machine. »

Mais bien avant de fréquenter l’avant-gardiste liégeois Henri Pousseur, de croiser les routes prestigieuses de Luciano Berio et Karlheinz Stockhausen, Küpper démarre doucement dans la vie. « Je suis né dans une famille de neuf enfants dans un petit village de l’est de la Belgique, en 1935. Mon père, originaire de la région du Rhin, était agriculteur et on vivait de façon autonome, isolée: on avait du bétail, on recousait les robes, on réparait les souliers, on faisait le pain. À la maison, on parlait le platte deutsche mais aussi le wallon, la langue de ma mère. On était pauvres mais j’étais heureux. Au moins, jusqu’à l’âge de 9 ans, où une bombe m’a privé de l’usage de l’oeil gauche. » Ce qui fait son malheur lui donne une petite porte de sortie sociale: son handicap lui permet de décrocher, comme invalide de guerre, une modeste pension, « plus de survie que de vie« . Leo fréquente différents établissements scolaires où son oeil défunt fait volontiers l’objet de moqueries des cruels gamins. Il passe par la peinture et puis rencontre la musique via des études de musicologie et de piano-composition au Conservatoire de Liège: « Il n’y avait rien de moderne, mon professeur détestait tout ce qui venait après la Renaissance. »

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Abstraction indélébile

On est au tout début des années 60 et Küpper croise la route d’Henri Pousseur, lui aussi originaire de l’est belge. Ce dernier fréquente déjà l’électronique et propose à Küpper de venir travailler, gratis pro deo, dans son studio bruxellois proche du Palais de Justice, l’Apelac. Leo: « Il y avait trois magnétophones Philips, très chers à cette époque, des microphones, des filtres pour les bruits et une demi-douzaine d’oscillateurs. C’est tout. Pousseur faisait des accompagnements d’opéra, des ambiances sonores mais il était surtout professeur éminent de musique sérielle. »

Dans ce contexte underground, Küpper découvre les créations de Luciano Berio, s’éprend « de son élégance italienne, de son aisance et de sa technicité très développée« . En particulier de son Omaggio a Joyce. Dans cette pièce de 1958 en référence à l’écrivain irlandais, des voix sèment le trouble, découpent l’espace sonore de façon inédite et glissent des interstices évoquant le fantastique. Cela aura une influence prépondérante sur le propre travail de Küpper, notamment dans les enregistrements qui paraissent aujourd’hui chez Igloo Records. « Cette abstraction m’a totalement frappé, laissant une trace indélébile en moi. J’ai compris que ces formes-là exprimaient un incroyable sentiment de liberté. Et cela, bien avant 1968. »

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Le service public le sauve des vaches enragées: la RTB de 1963 lui propose un poste de décorateur sonore. Leo y restera 30 ans, dévorant livres, disques et matos à sa disposition. Y compris les manuels techniques. « J’ai commencé comme illustrateur sonore au JT. Mon travail consistait à amener des disques, à repérer les moments choisis pour que l’assistant puisse les lancer en direct sur les images, les sons étant mixés en live! Sans la RTB, venant d’une famille paysanne isolée, je n’y serais jamais arrivé. J’étais peu cultivé, je n’avais pas de savoir social ou politique. »

L’imaginaire et le désir explorateur küpperiens se développent au fil des décennies. Difficile de brosser l’intégralité d’un parcours hors norme et d’une vingtaine de disques audacieux, azimutés, parcourant le monde. Parce que ce monsieur fluet et discret est taillé dans le roc de l’aventure. Parmi ses rencontres professionnelles, un glorieux musicien iranien et puis, une vocaliste brésilienne. Leo séjournera dans les deux pays concernés, plongera dans ces cultures richissimes et en tirera des enregistrements. Il ne s’agit pas seulement d' »exotisme » rencontrant les fantasmes du narrateur belge, mais aussi de semer en un demi-siècle hors du commun, par exemple, cette expérience tenue dans une galerie d’art de Rome et à la Biennale de Venise, où la voix des spectateurs est recyclée par le grand Lego GAME de Küpper. Pour signer des contrées sonores jamais deux fois les mêmes. Quel peï!, comme dirait Arno.

Leo Küpper -« Kouros et Korê / Innominé »

Distribué par Igloo Records. ****

Rencontre: Leo Küpper, l'inventeur, réédité chez Igloo Records

« J’ai toujours aimé chanter, notamment dans des chorales. J’ai toujours eu besoin de l’humain. Et là, de plus en plus. » Formé techniquement par Henri Pousseur, Leo Küpper trouve son intimité sonore via l’Italien Luciano Berio. Et se met à enregistrer la voix d’étudiants internationaux de l’ULB, chinois, arabes ou boliviens, partants pour des expériences. On est en 1964 et Küpper ressent une « libération phonétique complète pour exprimer l’inconscient« . Presque 60 ans plus tard, ces 45 minutes restent uniques et soufflantes, absurdes autant que signifiantes. D’un délire extrêmement bien monté qui, logiquement, aurait du s’insérer dans un max de B.O. de films. Uniquement disponible en digital.

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