Lyenn, la voix de la guérison

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Julien Broquet
Julien Broquet Journaliste musique et télé

Overbooké entre Mark Lanegan et Dans Dans, Fred Lyenn Jacques a fini par terminer Slow Healer. Histoire mouvementée d’un splendide et bouleversant deuxième album, enfanté dans la douleur et habité par le deuil.

Juin dernier. Lille. Sa péniche. Une petite salle sur l’eau typée et intimiste. Comme le patron lui en offre régulièrement la possibilité, Frédéric Lyenn Jacques sert de première partie à Mark Lanegan, vieux dinosaure dont il est depuis quatre ans le bassiste, et profite de l’occasion pour présenter Slow Healer. Un deuxième album triste, soigné et intense plombé par le deuil. « Écoute ça au calme chez toi. Quand tout le monde est couché », avait-il conseillé en envoyant un lien d’écoute. Précautions bienvenues. Slow Healer est un album déchirant. Aussi déchirant que sa gestation s’est révélée longue et douloureuse. Les premières idées germent en 2011. « Beaucoup de choses m’ont ralenti, explique-t-il sur le pont du bateau. Le fait déjà que je participe à pas mal de projets. Puis que Lyenn est une aventure solo. Il est plus simple de déplacer les dates d’un mec que celles d’un groupe. Donc, c’est souvent Lyenn qui fait les frais d’un agenda très chargé. Chargé avec Dans Dans, avec Mark Lanegan, avec r.naakt.i aussi dont on ne parle jamais et qui est un duo de musique classique contemporaine. J’adore la musique et la voix de Mark. Puis j’aime tourner et ça me fait vivre. Mais ça ralentit mes propres désirs, entrave mes aspirations créatives. Quand tu t’interromps et que tu t’y remets trois mois plus tard, tu dois quasi tout reprendre à zéro. Je pense à des choses. Je les travaille. Puis, il y en a cinq autres qui me viennent à l’esprit. Je me mets à hésiter. C’est mon grand problème… »

Prenons les événements chronologiquement. En 2012, dans la foulée de son EP Vowels Fade First, Fred Lyenn fait comme d’habitude le tri dans ses idées. Cette fois en vue d’enregistrer un album. Il en a environ 300: une ligne de basse, un piano, une guitare, parfois un rythme ou une mélodie fredonnée sur un banc à attendre sa compagne qui fait du shopping. « J’enregistre dès que je le peux. Ne serait-ce que sur mon téléphone. Puis j’écoute. Je sélectionne. Tiens, ça, ce serait pas mal pour Dans Dans. Ça, ça collerait bien à Lyenn… »

Culture de la dèche et de la débrouille (renforcée par le fait que le garçon préfère travailler sans subsides), Lyenn profite d’une tournée aux États-Unis avec Lanegan (et du billet d’avion qui va avec) pour commencer à enregistrer son disque. « Comme je n’avais pas de fric, je dormais au studio. Dans une housse de contrebasse. Par terre. Normalement, je loge chez l’un ou chez l’autre. Mais c’était pas possible. Et comme les hôtels sont hors de prix… » Le Belge bosse entre les sessions. Très tôt le matin et tard dans la nuit. « Le studio était merdique. Shahzad (Ismaily, NDLR) travaillait avec Bonnie Prince Billy à ce moment-là. On se voyait la nuit. C’était moins cher. Et pour moi, l’essentiel était de faire ce disque. Et de le faire avec lui. Je rentrais quand le groupe avait terminé. J’enregistrais jusqu’à trois ou quatre heures et puis je dormais là dans cette espèce de cave, sans fenêtre, à écouter les cafards se promener. J’avais bloqué trois ou quatre jours pour commencer à écrire des chansons. Je venais de perdre mon beau-père six mois auparavant. Et j’apprenais que ma mère avait le cancer. J’étais effondré et en larmes. »

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Disque dur…

Lyenn perd ses textes et ébauches lorsque le disque dur de son ordinateur rend l’âme trois jours avant de partir en Islande terminer l’album. « On a parcouru ce qu’il me restait dans mon téléphone avec Shahzad. Trois secondes de chaque idée. Ça oui, ça non… Mais en voulant enregistrer, la magie s’est évaporée. J’ai essayé beaucoup de choses. J’ai été trop curieux. Ça m’a pris beaucoup de temps et coûté beaucoup d’argent. En même temps, je n’aime pas aller en studio avec des morceaux finis parce qu’il faut, je trouve, rester proche de l’étincelle de la création. Je veux toujours m’approcher de ce moment magique. Sinon, j’ai l’impression d’être dans la reproduction. »

Après son trip à Reykjavik, retour en mars 2014 à la case départ: New York. « Je squattais à nouveau au studio dans l’étui de contrebasse mais cette fois j’avais un coussin de voyage… C’était un peu foireux. Tous les jours de la semaine, il y avait des obstacles. Le groupe n’a pas terminé. On n’a pas la clé ou elle n’entre pas dans la serrure. Il y a même eu des inondations. Ma mère était dans sa dernière phase de maladie et moi je perdais mon temps. Je bossais dans la voiture. Je faisais des editings sur mon laptop. »

Le disque dur reste à New York. Lyenn ne le reverra jamais. Après un deuxième trip en Islande (une partie du disque a été enregistrée dans le studio d’Alex et Jonsi, le chanteur de Sigur Ros) et un mix « trop produit, trop réfléchi » par l’assistant de Joel Hamilton, il n’est toujours pas satisfait. « Je sentais que j’essayais de recréer un instant qui s’était passé. » Il finira par utiliser ses premières prises sur lesquelles il a greffé avec beaucoup de finesse et de discrétion ses arrangements. Percussions, flûte, sax, violoncelle… Overdubs avec Marc Ribot, mixage à Berlin par Francesco Donadello (Efterklang)… On croise notamment des musiciens de Mum (dont Gyda Valtysdottir). « Je voulais minimaliser, réduire l’information harmonique au point de garder une ou deux notes par accord pour conserver l’interprétation ouverte. Quand on opte pour des accords pleins, on donne trop d’informations et ça ne titille plus les imaginations. Moi, je veux évoquer des souvenirs émotionnels. Que chacun puisse projeter ses expériences personnelles. Je cherche à toucher l’auditeur de façon individuelle mais dans une collectivité. À entrer en contact, dans une vulnérabilité collective mais tout seul. » L’homme est une presqu’île comme les autres…

Lyenn, Slow Healer, distribué par V2. ****

En concert le 01/10 au 4AD (Dixmude), le 05/10 au Casino (Saint-Nicolas), le 21/10 au Cactus (Bruges)

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