Listen festival à Bruxelles: danser dans les tunnels, une vieille histoire

En 2019, 2 000 clubbers ont profité du tunnel de la Porte de Hal fraîchement renové 
jusqu'au bout de la nuit.
Laurent Hoebrechts
Laurent Hoebrechts Journaliste musique

Du 26 au 31 mars, le festival Listen fera rayonner les musiques électroniques aux quatre coins de Bruxelles, du Fuse à la Gare centrale, du C12 à Notre-Dame de Laeken. Jusque dans les galeries souterraines de la ville, en investissant les tunnels de l’avenue Louise. Un décor inédit, qui colle bien avec une certaine mystique des musiques électroniques. Décryptage.

La scène se déroule en novembre 1827, à Londres. Alors que le chantier du tunnel sous la Tamise accumule les tuiles, ses concepteurs Isambard et Marc Brunel, père et fils, ont une idée. Pour redorer son image, pourquoi ne pas y organiser une grande fête un peu select? Quelques mois à peine après une nouvelle inondation du chantier, les invitations sont lancées. Ils sont une cinquantaine de VIP à descendre sous le fleuve. Dîner aux chandelles et menu raffiné, au son du Rule, Britannia entonné par les Coldstream Guards…

Deux cents ans plus tard, à Bruxelles, c’est un tout autre type de banquet que s’apprête à dérouler le festival Listen. L’orgie sera électronique. Un festin de beats, servi dans le nœud de tunnels de la petite ceinture, au bout de l’avenue Louise, le 31 mars prochain. L’événement est sold out depuis un moment. Pas de souci, ce ne sont pas les propositions alternatives qui manquent. Durant six jours (et surtout six nuits), le festival Listen va s’étendre de la gare de Bruxelles-Congrès au nouveau venu Umi, de Bozar à l’Ancienne Belgique, étendant ses tentacules de la Cabane (à Watermael-Boitsfort) jusqu’au Buda BXL, le long du canal. Avec une affiche qui mélangera deep house et rap, electronica et afrobeats, techno et ambient aventureuse. Avec toujours l’idée d’investir la ville pour en faire son terrain de jeu. « On a envie de la faire vivre en la montrant sous des angles différents. Mais aussi de décloisonner les musiques électroniques », explique ainsi Lorenzo Serra, l’un des organisateurs fondateurs du Listen Festival.

Ce sera le cas en investissant les trois tunnels Louise. Une fête inédite qui colle bien à l’esthétique underground des musiques électroniques. Là où elles ont démarré. « Quand j’ai organisé mes premières soirées en 1986, 1987, un club techno comme le Fuse n’existait pas, poursuit Lorenzo. Pour beaucoup de personnes, la culture que l’on voulait mettre en avant n’était même pas de la musique. Il fallait trouver des lieux alternatifs pour exister. Contrairement à aujourd’hui, où vous pouvez voir des DJ jouer dans des salles de concert ou des musées. » Dans ce récit des origines, le tunnel reste un élément fort. Comme l’équivalent de la cave dans laquelle a commencé à s’épanouir la musique rock. Dans un article sur l’architecture des clubs, l’essayiste George Kafka écrivait ainsi en 2020: « Les bâtiments culturels, en particulier dans les villes occidentales, ont été typiquement développés, possédés et dirigés par les élites socio-économiques. D’un autre côté, la culture des clubs a grandi dans des communautés marginalisées: les personnes trans ou queer, ou les gens de couleur dont le travail ne collait pas aux espaces plus mainstream (…). En conséquence, de nombreux clubs très influents ont occupé des espaces architecturaux et géographiques marginaux, tels des sous-sols, des ponts de chemins de fer, des zones industrielles. » Ou des tunnels.

Ceci n’est pas un tunnel. Ceci est un club.

Listen festival: les racines underground

Pas étonnant donc de retrouver un certain nombre de clubs baptisés The Tunnel. Le plus célèbre est new-yorkais. Du côté de Chelsea, The Tunnel a été l’un des points névralgiques des nuits de Manhattan, entre 1986 et 2001. D’abord en s’arrimant à la vague house, ensuite en rassemblant la faune hip-hop. Lieu de toutes les extravagances, il a été notamment fréquenté, en fiction, par Patrick Bateman, le serial killer d’American Psycho. Mais aussi, dans la vraie vie, par Michael Alig, prince des clubbers new-yorkais, qui finira par assassiner son collègue Andre Melendez (et jeter son corps dans le fleuve Hudson, 
à deux pas du Tunnel). Précision: The Tunnel n’en est pas vraiment un. C’est parce que l’ancien ­entrepôt de trains en avait la forme voûtée que son propriétaire l’a rebaptisé sous ce nom.

Même principe à Milan, où le Tunnel est situé dans les sous-sols de la gare centrale. à Düsseldorf, le Kunst Im Tunnel est installé sous le Rhin, dans une des cavités techniques jouxtant le tunnel creusé sous le fleuve. Avec un espace d’exposition qui sert également pour des fêtes ou des concerts -Kraftwerk y a joué en 2017. à Paris, du côté d’Issy-les-Moulineaux, le Tunnel n’est resté ouvert qu’une paire d’années, de 2014 à 2016. Mais dans les galeries de ces anciennes mines de craie, il a accueilli des DJ aussi reconnus que Manu le Malin ou Laurent Garnier.

Même un festival aussi gigantesque que Tomorrowland continue d’installer une scène -sa plus petite, à peine 50 personnes à tout casser- dans un tunnel. Planqué dans un coin du domaine provincial de Schorre, The Rave Cave est « l’endroit pour vous ramener à la vibe originale des raves -quand tout ce dont vous aviez besoin était une paire d’enceintes, des DJ qui tuent, et un tunnel ».

On pourra trouver ironique de voir le temple de la dance la plus mainstream revendiquer ses racines underground. Notamment en passant par le terme rave, qui renvoie à la culture des fêtes illégales née dans le courant des années 90, en Angleterre. Mais force est de constater qu’il n’est pas le seul. En 2019, pour la réouverture du tunnel de la porte de Hal, le cabinet du ministre bruxellois de la Mobilité propose au Fuse d’y organiser une grande soirée. L’événement est baptisé Underground Tunnel Rave

The Rave Cave, à Tomorrowland.

Jusqu’au bout

La fête affichera rapidement sold out: 2 000 tickets écoulés en quelques heures. Ce soir-là, le DJ/producteur Pattrn, alias Brice Deloose, est à l’affiche. « C’était la première fois que je jouais dans ce genre d’endroit. Je n’avais même jamais assisté à une soirée dans un tunnel. J’avais déjà participé à des raves sous des ponts, mais jamais dans des galeries. Ce qui peut paraître étonnant pour une musique qui est en effet facilement associée à ce genre d’endroit… » Le tunnel n’est en effet pas qu’un décor, le creuset underground d’une certaine électronique culture. Il en est aussi une métaphore. « Complètement. Dans l’inconscient collectif, le tunnel évoque une sensation de vitesse, une idée de mouvement. Je ne parle évidemment pas des tunnels embouteillés pendant la journée, mais ceux qui permettent de traverser la ville la nuit, avec le flash des néons qui créent comme un rythme. Et en même temps, le tunnel a quelque chose de statique, dans le sens où le décor qui défile est toujours le même. C’est l’idée de répétition, avec tout ce que ça peut avoir d’hypnotique. Quand je dis ça, ça revient à définir la musique techno. On retrouve cette même notion de mouvement et en même temps de récurrence d’un motif. C’est toute la beauté d’une note qui ne finit jamais, qui se joue du temps, en tournant en boucle à l’infini. »

On trouvera ainsi toute une série de titres électroniques qui reprennent le tunnel dans leur titre. L’un des plus célèbres est le Holland Tunnel Dive de impLOG. Sorti en 1980, le morceau tire son rythme monotone de celui imprimé par les plaques de béton du fameux tunnel new-yorkais, le premier au monde à bénéficier d’un système de ventilation, reliant Manhattan au New Jersey. Pattrn: « Dans la deep techno, par exemple, il y a vraiment l’idée de vortex dans lequel on rentre, et dans lequel on peut se perdre.«  Le tunnel donc, comme podium. Mais aussi comme allégorie d’une musique qui amène le danseur d’un état à un autre, le poussant vers la transe.

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Question tout de même: au-delà du romantisme underground, l’architecture d’un tunnel est-elle vraiment adaptée à une sono techno et l’organisation d’une gigabamboule, comme pour le Listen festival? Lorenzo Serra: « C’est sûr qu’en termes de logistique, c’est compliqué à mettre en place. Notamment parce que ça implique des tas de personnes différentes, que ce soit au niveau de la sécurité, de la mobilité, etc. Par contre, sur un plan purement acoustique, le défi n’est pas aussi compliqué que ça en a l’air. Elle sera nettement plus simple à gérer que celle de la Gare centrale, par exemple. » Confirmation de la part de Pattrn: « Ça m’a moi-même surpris, mais lorsque j’ai joué à la porte de Hal, le son était même meilleur que dans certains clubs. Il faut installer des relais pour ne pas perdre les aigus. Mais par contre, les basses sont particulièrement puissantes, elles se répandent vraiment dans tout le tunnel, jusqu’à sortir par l’autre bout. L’autre côté marrant est qu’avec la courbe du tunnel, je ne voyais pas tout le public. Et inversement. Ce qui est pas mal au fond, à l’heure où tout le monde ressent le besoin de filmer le podium pour alimenter son tiktok. » (sourire)

Ce soir-là, Pattrn va ainsi en profiter pour jouer une musique très « tunnelique » (sic). « Ce qui est aussi celle que je préfère jouer: de longs morceaux hypnotiques qui vous embarquent, et qui collent bien avec l’esthétique brute et béton du tunnel. C’est clair que ce genre de décor convient moins par exemple pour des sets house ou funk. » Lorenzo Serra: « C’est vrai qu’un décor comme les tunnels autour de Louise est assez marqué… Mais dans le tunnel Annie Cordy, qui est plus large, pourquoi pas imaginer d’autres esthétiques? Une boule à facettes, un système en quadriphonie, et une piste de danse un peu discoïsante, et c’est parti! » Chiche!

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