Critique | Musique

Letter to Yu, le 1er album solo de Bolis Pupul inspiré par Hong Kong

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Parti à Hong Kong sur les traces de sa mère, Bolis Pupul est revenu avec des sensations musicales. © Bieke Depoorter 2024
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Album - Letter to Yu

Artiste - Bolis Pupul

Genre - Electro

Label - Deewee

Jonas Boel Journaliste Knack Focus

Croassements de grenouille, baume du tigre et crabe épicé: Bolis Pupul, connu notamment pour son duo avec Charlotte Adigéry, est parti explorer ses racines familiales à Hong Kong. Un voyage qui a nourri son premier album solo, Letter to Yu.

C’est de l’anis étoilé que je sens là?” Les papilles de Boris Zeebroek, alias Bolis Pupul, sont en alerte alors qu’il hume avidement l’arôme d’un bouillon servi fumant dans un bol. “Oui, il y a de l’anis étoilé.” Pendant l’élaboration de son album solo Letter to Yu, le Gantois, aujourd’hui connu sur une grande partie de la planète pour son duo avec Charlotte Adigéry, s’est aussi souvent laissé guider par ses sens. Boris Zeebroek a commencé à travailler sur cet album après une première visite à Hong Kong, en 2018, sur les traces de sa mère décédée, dans la région où elle est née en 1959. Ce voyage a été une première initiation à la culture qui imprègne ses gènes et une véritable découverte sur le plan culinaire. Comme en témoigne le single Spicy Crab.

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Je me promenais dans un marché de Hong Kong où l’on pouvait manger du crabe épicé, un plat local typique. Ça m’a fait l’effet d’une explosion dans la bouche et ça m’a énormément inspiré. De nombreux plats là-bas sont des compositions de saveurs, comme en musique. Avec une intro, une montée en puissance, des ponts et un climax. Lorsque la grosse caisse démarre dans Spicy Crab, c’est comparable au moment où le “coup de fouet” des piments se fait sentir.”

Un autre lien culinaire nous réunit autour de la table. À la fin des années 50, le grand-père chinois de Boris, qui travaillait comme cuisinier sur des navires, débarque à Anvers. Il décide de prolonger son séjour en Belgique et finit par s’installer dans ma ville natale, Alost, où il ouvre un restaurant chinois, Shanghai. Un an plus tard, sa femme fait la traversée, et un an après encore, ses trois filles les rejoignent, dont Wei Yun Yu, la mère de Boris, alors âgée de 7 ans. Et mes grands-parents, Joseph et Jozefien, allaient régulièrement dîner chez les grands-parents de Boris Zeebroek, Chung Lam et Chee Ging. Deux générations plus tard, nous inversons les rôles et c’est Boris qui vient manger chez moi. Pas du crabe épicé, mais un bouillon de côtes de porc rôties avec des nouilles et du pakchoï.

Je dirais que ça ressemble plutôt à un plat vietnamien”, plaisante Boris, en parlant des différentes formes de cuisine asiatique en lien avec les différences culturelles. “Par exemple, le Japon et la Chine, c’est presque le yin et le yang. La cuisine japonaise est dosée, précise, presque en retenue. La cuisine chinoise, elle, est très généreuse en acidité, en gras, en piquant… Explosif! C’est une philosophie culinaire complètement différente. Et cette différence se retrouve également dans la vie quotidienne des Japonais et des Chinois. Faire la queue, par exemple: au Japon, ça se passe de manière très disciplinée, bien rangés; en Chine, on joue le plus possible des coudes.” (sourire)

De nombreux plats à Hong Kong sont des compositions de saveurs, comme en musique.

Bolis Pupul

C’est surtout la curiosité qui m’a conduit à Hong Kong, explique Boris à propos du voyage qui a inspiré son premier album solo. La curiosité de savoir à quel point je pouvais encore me rapprocher de mes ancêtres, et surtout de ma mère, qui est décédée dans un accident de la route en 2008. Je ne suis donc pas parti avec un concept d’album en tête, mais les émotions qui m’ont envahi à Hong Kong se sont ensuite retrouvées dans mon processus créatif.

Sur Letter to Yu, Boris Zeebroek distille des sentiments de déracinement, d’exploration et de nostalgie à travers un filtre d’enregistrements sur le terrain, à Hong Kong, et de mélodies orientales, entrelacés avec de la synthpop inventive, des paysages sonores rêveurs et des beats ludiques ou perturbés. Ensemble, ces onze titres sont autant le portrait d’une métropole qu’un tendre hommage posthume.

À côté des papilles stimulées de Spicy Crab, l’inspiration est aussi née des bruits de la faune locale (le titre Frogs parle de lui-même) et de parfums comme celui du baume du tigre, de l’ail et de la naphtaline, énumérés dans Causeway Bae. Ce morceau plein de sincérité se base sur une lettre que Boris a écrite à Hong Kong à sa mère disparue. Et Ma Tau Wai Road, chanté par sa sœur Sarah Yu, aujourd’hui surtout connue comme illustratrice, emprunte son titre à la rue où Wei Yun Yu est venue au monde. “La maternité a depuis été rasée pour faire place à une maison de retraite, ce qui m’a semblé très symbolique”, explique Boris.

Boris enfin en solo, mais bien entouré.
Boris enfin en solo, mais bien entouré. © Bieke Depoorter 2024

Sous l’aile des Dewaele

Letter to Yu a vu le jour en grande partie dans les studios Deewee de Soulwax, sous les auspices de Stephen et David Dewaele, comme ce fut le cas pour Topical Dancer, le fameux album que Boris/Bolis a sorti avec Charlotte Adigéry en 2022. “Letter to Yu était en chantier bien avant ça, souligne-t-il. J’ai commencé à travailler sur les premières démos en 2018 et j’ai terminé l’album il y a un an. Le succès de Topical Dancer et notre interminable tournée, hyper chargée, a fait qu’il a fallu tant de temps pour que le disque sorte. Mais grâce à ça, tous les morceaux ont eu le temps de mûrir et je peux maintenant m’y consacrer totalement. Au niveau du timing, on pourrait même y voir un joli coup stratégique (rires).”

Boris Zeebroek sort peut-être son premier album solo complet, mais il est loin d’en être à son premier coup d’essai musical. Pour commencer, il y a eu Boris & The Stiff Ones, band d’ados avec lequel il a exprimé son amour pour des groupes à guitares comme Television, Jon Spencer Blues Explosion et Queens of The Stone Age. Des années plus tard, en 2008, il participe à la finale du concours flamand Humo’s Rock Rally avec Hong Kong Dong, groupe avide de sinuosités qu’il forme sa sœur Sarah et l’amoureux de celle-ci, le guitariste et producteur Geoffrey Burton. Hong Kong Dong est traversé par la collection de disques de leur père, Luc Zeebroek alias Kamagurka dont on retrouve un dessin dans l’édito de Focus: Frank Zappa, Captain Beefheart, Devo, The Residents et bien d’autres. “Ma mère aussi m’a influencé sur le plan musical. Ses préférences allaient plutôt vers “la pop”: Neil Young, Lou Reed et Brian Wilson des Beach Boys. Et elle écoutait souvent aussi des artistes comme Teresa Teng, une Taïwanaise surnommée la reine des chanteuses pop asiatiques.

Pour avoir un modèle masculin non-occidental, Bolis Pupul a dû attendre de faire connaissance avec Cornelius, un musicien et producteur de Tokyo. “Bruce Lee et Jackie Chan, c’était à peu près tout ce qui arrivait jusqu’en Flandre comme culture asiatique à l’époque. Jusqu’à ce que je découvre l’album Fantasma de Cornelius, sorti en 1997. J’ai fait tourner ce disque en boucle. Enfin un mec asiatique, cool, qui faisait de la bonne musique! Cornelius a été la première personne à laquelle j’ai pu m’identifier, et le premier musicien asiatique qui pouvait rentrer dans mon cosmos musical, entre les deux pôles de la pop et de l’avant-garde. Ces morceaux pourraient intégrer une mixtape entre les Beastie Boys et Beck. Et après Cornelius, il y a eu Yellow Magic Orchestra et Ryuichi Sakamoto. Une deuxième révélation, grâce à mon beau-frère Geoffrey, qui a longtemps été une sorte de mentor musical pour moi.”

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Autres prétendants au titre de mentors de Boris: les frères Dewaele, qui ont fait découvrir Bolis Pupul au monde entier via leur label Deewee en 2016, sur l’album Sun Theme / Moon Theme. “En fait, je connais Stephen depuis mon adolescence, à la fin des années 90. Il réalisait à l’époque Bob en George, une émission absurde de mon père et Herr Seele sur VPRO. Il venait donc régulièrement chez nous et dès le début il s’est intéressé à mes premiers petits exploits musicaux. Stephen m’a dit: “Un jour on lancera un label avec Soulwax, et je voudrais te signer comme un des premiers artistes qui en feront partie”. Et il a tenu parole. Je lui en suis très reconnaissant, car j’ai beaucoup appris des Dewaele. D’abord musicalement, bien sûr -je les appelle parfois des “chiropracteurs musicaux”, parce qu’ils sont très doués pour vous aider quand vous êtes bloqué. Mais aussi de manière générale, en termes d’éthique de travail, par exemple, ou de planification. Leur succès n’est pas un accident. Saisir les bonnes opportunités, se retrouver au bon endroit, ce sont des choses qui n’arrivent pas par hasard.”

Bolis Pupul: Être ou ne pas être nepo

On suppose que l’ampleur internationale de Deewee -sur le label figurent aussi des artistes du Royaume-Uni, d’Italie et du Brésil- a aussi joué en sa faveur. “Mais j’avais déjà cette attitude avant, notamment à cause de mon expérience avec Hong Kong Dong. Partout où nous sommes allés avec le groupe -y compris au Rock Rally-, on nous regardait un peu de travers au départ parce que nous étions les “enfants de Kamagurka”. Sarah et moi, on était des nepo babies (fils ou fille de célébrité, NDLR) avant même que ce terme existe! Donc déjà à l’époque, je savais que si je voulais être pris au sérieux avec ma musique, il fallait que je passe la frontière. Charlotte et moi avons aussi toujours évité les sentiers battus en Belgique. Tous ces concours musicaux, le fait que votre stratégie dépende de telle ou telle radio… Pour moi, les meilleurs compliments sur ma musique viennent des gens qui écoutent de manière totalement ouverte, sans connaissances préalables, sans faire d’association.”

Alors, vaut-il mieux être un poulain des Dewaele ou le rejeton de Kamagurka? “Évidemment, vous partez avec un préjugé favorable en étant lié aux Dewaele. Mais on ne crache pas sur les coups de pouce, hein! Les places sont chères. Pour tout le monde, y compris pour les autres artistes qui font leur métier avec passion. C’est pour ça que Charlotte et moi aimons faire appel à quelqu’un comme Lennert Jacobs, mon pote de The Germans, pour assurer notre première partie.

Letter to Yu n’est pas le premier album auquel est accolé le nom de Boris Zeebroek: fin janvier est sorti Spirituality, le cinquième album de The Germans, dont il fait partie depuis 2015. Le disque reflète sereinement la folie et le chaos qui caractérisent habituellement le groupe. “Cet album a été en grande partie créé à distance, séparément les uns des autres, pendant la période du Covid. Quand nous avions apparemment un besoin collectif de musique calme pour rester à la maison. Enfin un disque de The Germans qui sonne bien! Cette fois on ne s’est pas cachés derrière du bruit et on a pu se profiler comme un groupe capable de doser, avec un bon chanteur et tout (rires).”

On demande à Boris où il trouve le temps de faire tout ça et s’il n’a pas besoin d’une pause après sa campagne de promo intense et sa tournée mondiale avec Charlotte Adigéry, au lieu de se lancer tout de suite dans de nouvelles aventures? “Il y a des mois où je n’ai qu’un seul week-end de libre, c’est vrai. Mais je culpabilise quand je ne fais rien du tout. Enfant, je voyais mon père dessiner tout le temps, même en vacances. La créativité est un muscle qu’il faut entraîner en permanence, il faut rester en éveil. Mais je suis capable de me déconnecter vraiment de temps en temps. Pour une journée en forêt, à la montagne ou à la mer, par exemple. Ou pour un dîner chez un journaliste, pour parler de nos grands-parents et de nos mères.” C’est d’ailleurs à Chung Lam et Chee Ging que Boris doit une partie de son nom de scène. “Mes grands-parents ne savaient pas prononcer le r. Ils disaient: Bolis et Salah. Le gros cliché! Je pourrais sans doute utiliser ça un jour dans une chanson (rires).”

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