Les drôles de Kokoko de Kin

"Kokoko, c'est l'équivalent du toc-toc-toc, de quelqu'un qui frappe à la porte pour qu'on le laisse entrer." © Renaud Barret
Laurent Hoebrechts
Laurent Hoebrechts Journaliste musique

Dans la capitale congolaise, un collectif de musiciens bricole des instruments déjantés pour carboniser un groove punk et futuriste, drivé par le producteur électronique Débruit. Explications avant leur concert à Bruxelles. Yes, we Kin!

Tout démarre par une vidéo. Mise en ligne au début du mois, elle est hallucinante. Trois minutes qui dépotent, aussi bien visuellement que musicalement. Au coeur de Kinshasa, des marionnettes géantes perchées sur des motos parcourent les rues défoncées. Plus loin, des zombies ensanglantés errent au hasard, le plus naturellement du monde, comme s’ils faisaient partie du décor. Bienvenue à Mad Max Kin… Perchés sur le premier étage d’un immeuble, un groupe de musiciens vêtus de combis jaunes s’acharnent encore sur des instruments bizarres. Pas de rumba congolaise ici: la musique sonne plutôt comme une version tropicale d’ESG. Du post-punk made in RDC, bricolé avec des objets de récup’. Qui sont-ils? Où vont-ils? Que font-ils? De quelle planète étrange descendent-ils? « WE ARE KOKOKO! », annonce la vidéo. Tentaculaire et chaotique, Kinshasa a, semble-t-il, accouché d’un nouveau mutant musical: il s’annonce monstrueux.

Au milieu des musiciens congolais, on a repéré un « visage pâle ». Il s’agit du Français Xavier Thomas, musicien électronique mieux connu sous le nom de Débruit. Producteur curieux, il adore les rencontres improbables. L’an dernier, il a par exemple passé du temps à Istanbul, invitant anciennes gloires (BabaZula) et nouvelles stars (Gaye Su Akyol) de la scène turque à collaborer le temps d’un disque. Aujourd’hui, c’est au Congo RDC qu’il a trouvé matière à voyage sonore.

Né en Bretagne, du côté de Carhaix, passé par Glasgow, Paris, puis Londres, il habite depuis plus de cinq ans à Bruxelles. Pour parler de Kokoko!, on le retrouve dans un troquet défraîchi, derrière les Abattoirs d’Anderlecht. « On aurait pu se donner rendez-vous au café africain à côté. Mais l’autre jour, un groupe de musiciens a débarqué, c’était plus compliqué de discuter« , sourit-il. Ce sont Renaud Barret et Florent de la Tullaye qui l’ont branché sur Kinshasa. Les deux réalisateurs français ne sont pas des inconnus: cela fait près de quinze ans qu’ils explorent la ville. C’est à eux que l’on doit par exemple la découverte d’un groupe comme le Staff Benda Bilili, collectif de musiciens de rue handicapés, qui finiront par tourner dans le monde entier. « En mars de l’année dernière, j’ai reçu un coup de fil de Renaud. Il commençait à monter les premières images de son nouveau film et utilisait pas mal de mes musiques. Du coup, il m’a demandé si je ne voulais pas venir carrément sur place pour produire des gars qu’il avait repérés. Le genre de projet que vous ne pouvez pas refuser. »

A l’époque, les premières tensions pré-électorales se font sentir en RDC. Le scrutin est prévu pour novembre. Pas question de traîner. Dès le mois de juillet, Débruit s’envole pour Kinshasa. Le séjour durera un mois. On devine qu’un an, et un second voyage plus tard, il ne s’en est toujours pas complètement remis. « Je suis parti en étant prêt… à ne pas être prêt. J’avais l’image d’une ville incroyable, très électrique. Mais sur place, ça a dépassé tout ce que je pouvais imaginer. En fait, si j’avais su comment ça allait se passer, je n’aurais peut-être pas cru que j’allais être capable de faire ce qu’on a fini par faire… »

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Rumba en mode indus

Dès son arrivée, le musicien français est plongé dans la marmite kinoise. La nuit est déjà tombée, quand son avion atterrit. En pleine heure de pointe, la route depuis l’aéroport paraît interminable, plombée par la chaleur et la pollution. « Finalement, on m’a déposé devant un bar pour assister à un concert. » L’endroit n’est pas très grand. Quelques filles dansent devant les miroirs, comme « pour elles-mêmes« . A l’extérieur, il y a juste un orchestre basse-batterie-guitare, et à côté d’eux, un rideau blanc, éclairé de petites loupiotes chinoises. « A un moment, le groupe se met à jouer, façon rumba congolaise, tranquille, peinard. Et puis, tout d’un coup, dans un potin de dingues, des étincelles commencent à jaillir d’en dessous du rideau, arrosant le public devant! Vous comprenez que ce musicien, Bebson, est en train de manier une scie circulaire, pour faire gicler des gerbes d’étincelles, tout ça en rythme. Comme s’il avait écouté toute sa vie Ein-stürzende Neubauten! Imaginez, vous venez d’arriver, et vous vous prenez ça dans la figure! Je ne m’attendais pas du tout à ça. Tout à coup, tout semblait permis. » Le même soir, il monte sur une moto-taxi qui le conduit à un autre concert: un groupe de musique luba, ethnie de la région du Kasaï. « Là, on se retrouve au milieu de 200 autres motos. Au bord de la route, une énorme sono et une quinzaine de musiciens, qui balancent une grosse distorsion bien chaleureuse, avec le type qui tape sur ses congas avec ses tongs pour sonner encore plus fort! Devant, les types dansent debout sur leur engin. De temps en temps, une femme passe en voiture et s’arrête pour coller des billets sur le front des musiciens. On est peut-être resté deux heures. C’était incroyable. »

Les drôles de Kokoko de Kin

Dès le lendemain, Xavier Thomas se met au boulot. Dans le quartier de Ngwaka, il rencontre les musiciens réunis dans leur parcelle. Premiers contacts, chacun se jauge. Le Français se met en retrait, observe et enregistre tout ce qui passe. « J’avais peur de passer à côté de quelque chose. En fait, je me suis vite rendu compte que les idées fusent en permanence. » Il faut s’adapter à la ville, aux musiciens, et puis aussi à leurs instruments, sortis de nulle part. Comme cette machine à écrire greffée à un tambourin. Ou cet autre objet sonore mutant, dont les cordes sont grattées à l’aide d’un petit moteur actionné par une poignée de moto. Ou encore cette « grande harpe en forme de croix qu’ils appellent Jésus Crise (sic), avec des cordes de basse sur le côté, et celles plus aiguës au milieu« .

Après une semaine, Débruit sort ses propres machines: la grande impro peut débuter, les premiers morceaux commençant rapidement à prendre forme. « Ce qui est génial, c’est que vous ne savez jamais à quoi vous attendre. Tout à coup, vous entendez une sonorité dans une gamme que vous ne connaissez pas. Mais sans toujours savoir d’où cela vient. Qui a bien pu jouer ça ? (rires) Ce n’est pas évident puisque, visuellement, vous n’avez aucun repère, les instruments ne ressemblant à rien de ce que vous entendez généralement. »

Bientôt, il s’agit de bricoler un studio, calfeutrant les murs avec des matelas qui, le soir venu, sont décrochés pour dormir dessus. Il faut aussi acheter du matériel supplémentaire « dans des magasins, remplis de prêtres et de pasteurs, les seuls qui ont les moyens de s’acheter des instruments » (rires). Au bout d’un mois, la greffe a définitivement pris. Pour fêter ça, le collectif improvise un concert sur le premier étage d’un immeuble inachevé. Spontanément, des performers et autres artistes de rue viennent mettre leur grain de sel. C’est le miracle congolais: « Jusqu’au bout, vous pensez que ça ne va jamais avoir lieu. Et puis, au dernier moment, tout se met en place, dépassant même tout ce que vous aviez pu espérer.« Ce jour-là, Kokoko est officiellement né…

Prise de parole

Depuis, Xavier Thomas est retourné une deuxième fois à Kinshasa. L’album ficelé, il est question maintenant de trouver un label pour une sortie d’ici la fin de l’année. Avant cela, une première mini-tournée vient d’être montée, qui passera le 31 mai par Recyclart, à Bruxelles. « Cela n’a pas été simple, mais là, c’est bon, on a reçu tous les visas hier. » Le noyau du groupe sera présent. Soit Makara (chant, percussions), Dido (guitare, tube pvc et boîte de lait, etc.), Boms (basse à une corde, harpe, roue de vélo à quatre cordes, etc.) et Bovik (batterie, et « guitare-moustique »). « A terme, si ça marche, l’ambition est de pouvoir recréer l’expérience totale, avec les performers, etc. »

De loin, le projet pourrait passer pour une simple reformulation punk de l’arte povera. Avec son esthétique destroy dystopique, Kokoko! n’est cependant pas qu’un groupe de recyclage. Il véhicule également une vraie volonté de casser les codes et d’imaginer un futur pour le Congo et sa/ses musiques. Le nom même du groupe le suggère: « Kokoko, c’est l’équivalent du toc-toc-toc, de quelqu’un qui frappe à la porte pour qu’on le laisse entrer. » C’est aussi le son d’une population qui étouffe, et qui n’en peut plus d’attendre le changement. « C’est quelque chose que l’on retrouve aujourd’hui dans pas mal de pays africains. Les jeunes commencent à en avoir marre d’obéir aveuglément aux anciens. » Surtout quand ceux-ci n’ont pas vraiment contribué à améliorer la situation du pays. « Il y a une envie de prendre la parole. Avec une certaine urgence: quand l’espérance de vie ne dépasse pas les 46 ans dans certains coins, vous n’avez pas de temps à perdre pour vous exprimer. Du coup, des frustrations commencent à s’exprimer plus franchement, notamment par ce côté plus en marge.« 

Ibaaku dans les étoiles

Les drôles de Kokoko de Kin
© Jean-baptiste JOIRE

Juin 1978. Venu spécialement de Kinshasa, Mobutu assiste au décollage de la fusée développée par la firme allemande Otrag. Quelques minutes après avoir quitté le sol congolais, l’engin dévie de sa trajectoire et finit par retomber au milieu du plateau de Shaba. Les rêves d’espace du Maréchal s’envolent pour de bon en fumée…

Quarante ans plus tard, les fantasmes de voyages interstellaires n’ont pas complètement disparu. C’est la scène artistique qui s’en est emparée. Que l’on pense à l’esthétique dystopico-futuriste de Kokoko!, aux dissonances psychédéliques d’un groupe comme le Mbongwana Star (From Kinshasa to the Moon), ou au fameux « Congo cosmonaute » bricolo, que l’on peut par exemple voir errer dans le clip Capture, signé Baloji.

En fait, c’est toute l’Afrique qui s’est mise en tête de réactualiser un certain afrofuturisme. La semaine dernière encore, la thématique était au centre d’une série de débats-concert-documentaires, organisée à Bruxelles par PointCulture et intitulée ItaliqueAfrica Is/In The Future/Italique. Était notamment invité le Sénégalais Ibaaku. L’an dernier, il sortait ItaliqueAlien Cartoon/Italique. « Au départ, il s’agissait de la bande-son que j’ai réalisée pour le défilé-performance de Selly Raby Kane (styliste célèbre et tête de proue de la scène alternative de Dakar, dont les vêtements sont portés par des stars comme Beyoncé, NDLR). L’idée était d’imaginer une ville africaine où débarqueraient les aliens », explique Ibaaku. Le concept d’afrofuturisme n’est pas nouveau pour lui: avec un père féru de jazz américain, Ibaaku n’a pas échappé aux trips cosmiques proposés par des musiciens comme Sun Ra. Quand on le rapproche du mouvement, pourtant, il tique. « Aujourd’hui, c’est devenu une case, une étiquette très pratique, mais qui ne colle pas vraiment au fond des choses. Ma responsabilité est de montrer comment une idée née aux Etats-Unis peut encore représenter quelque chose aujourd’hui, transposée dans un contexte africain. A cet égard, l’afrofuturisme, c’est l’Afrique d’aujourd’hui, comment elle utilise les nouvelles technologies, son Histoire, ses mythes, son imaginaire, pour se réinventer, penser son présent, son avenir… » Y compris en remettant à jour des héritages négligés. « Dans un titre comme Djula Dance, j’intègre par exemple des rythmes issus de la région de la Casamance. Il y a toute une richesse musicale oubliée à exploiter. » Un pied dans le passé, un autre dans le futur: les conditions de l’émancipation selon Ibaaku.

• Ibaaku, Alien Cartoon, Akwaaba Music.

• Kokoko, en concert, ce 31/05, à Recyclart, Bruxelles. Le premier album de Kokoko devrait sortir d’ici la fin de l’année.

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