Les Buzzcocks, les Beatles du punk

Steve Diggle: "Quand Pete est mort, les radios anglaises ont passé des chansons des Buzzcocks pendant toute la journée et je dois avouer que j'étais fier en les entendant." © ROOK
Julien Broquet
Julien Broquet Journaliste musique et télé

Machine à tubes, les Buzzcocks ont inventé le punk britannique avec les Sex Pistols, The Clash et les Damned. Orphelin de Pete Shelley depuis décembre dernier, le guitariste Steve Diggle se souvient.

Cela faisait des semaines qu’on courait derrière une interview des Buzzcocks. Le label Domino avait annoncé une flopée de rééditions pour fêter leur quarantième anniversaire. Puis le 7 décembre, le couperet tombait. Pete Shelley avait cassé sa pipe. Emporté du haut de ses 63 ans par une crise cardiaque. Comme pour remuer le couteau dans la plaie, la maison de disques avait justement envoyé une date de rencontre le jour même de sa mort. Premier rendez-vous manqué. Et il y en aura un autre, à Londres, début mai, et avec Steve Diggle cette fois. Une après-midi entière à attendre le guitariste dans un pub où il a ses habitudes…

Un mois d’obstination plus tard, le grand Steve, pour le coup aucunement avare de son temps, débarque dans la même taverne avec une heure d’avance sur le programme, se commande une bière, s’installe en terrasse et se confond en excuses. Femmes d’âge mûr, jeunettes, piliers de comptoir… Toutes les cinq minutes, quelqu’un lui fait un signe, s’arrête à notre table ou crie « Steve » depuis l’autre côté de la rue. « C’est le journaliste dont je t’ai parlé », nous présente-t-il à un patron de bar. L’histoire a fait le tour du voisinage. Sympa, affable, drôle, l’homme est ici moins la légende du punk qu’un mec du quartier où il boit de temps en temps des coups avec Liam Gallagher. « Il y a aussi Ray Davies qui habite pas loin. »

L’interview vient à peine de commencer qu’un corbillard extravagant décoré en peau de léopard remonte la rue. « C’est l’histoire de ma vie, sourit Steve, pas rancunier. Nombre de mes chansons ont été marquées par la mort. Quand j’avais 17 ans, je me suis retrouvé impliqué dans un accident de voiture. Un pote conduisait. Il est sorti de la route. On est partis se fracasser sur une pompe à essence. On aurait pu exploser, partir en fumée. J’ai eu de la chance. Mais mon ami lui est décédé sur le coup. Ça m’a confronté très jeune à la fragilité de l’existence. J’ai très vite compris. Les écrits de James Joyce aussi m’ont changé. Il évoquait souvent le sujet. J’en ai tiré une compréhension quasi philosophique de la chose. »

Il ne s’effondre pas. Pas plus qu’il n’a la larmichette à l’oeil en partageant ses souvenirs, y allant plutôt régulièrement d’un rire gras de pub anglais. Le décès soudain de Shelley a cependant été un terrible choc pour l’un des plus lettrés et existentialistes des guitaristes du punk. « On avait toutes ces rééditions prévues et on était censés jouer en juin au Royal Albert Hall. On faisait un peu de promo. Un mec de Q m’a interviewé. Il avait parlé au téléphone avec Pete, qui vivait en Estonie. Et une semaine après, Pete n’était plus là. Ça a été vraiment bizarre. Ça m’a ébranlé. On avait quelques mois de repos après une tournée. Il est rentré chez lui. Il s’est senti mal. Sa femme a appelé une ambulance. Et c’était fini… »

Au moment de notre rencontre, Diggle prépare le fameux concert londonien pour le coup transformé en tribute. Thurston Moore de Sonic Youth, Tim Burgess des Charlatans, Captain Sensible et Dave Vanian des Damned figurent parmi les invités. « Liam voulait venir chanter une chanson mais ce n’était pas possible dans son agenda. » Steve répète tous les mercredis. Et il chante toutes les chansons désormais. « La première fois après le décès de Pete, j’ai dû m’arrêter mais on n’a pas le choix. Il faut avancer. Durant la Première Guerre mondiale, si ton frère disparaissait dans la boue, tu devais continuer à grimper la colline. C’est là où j’en suis pour l’instant. Il ne reviendra pas. Et je ne peux pas vivre dans le passé. Tu dois être un peu brutal avec toi-même sinon tu t’écroules à ton tour. Les gens meurent, c’est certain. Et tu ne sais rien y faire. On va donc continuer. On ne va pas laisser crever toutes ces formidables chansons… »

De gauche à droite: John Maher, Pete Shelley, Steve Garvey et Steve Diggle en 1978.
De gauche à droite: John Maher, Pete Shelley, Steve Garvey et Steve Diggle en 1978.© Chris Gabrin

Local heroes

Ever Fallen in Love, Noise Annoys, Harmony in My Head, Orgasm Addict, What Do I Get?, Love You More, Just Lust, Why Can’t I Touch It?, I Don’t Mind, Everybody’s Happy Nowadays… Peu de groupes dans l’histoire du rock, de la pop même, possèdent autant de tubes que les Buzzcocks. Les Buzzcocks, ce sont d’ailleurs en quelque sorte les Beatles du punk. Et pas que pour l’évidence mélodique.

« Recherche personne désirant former un groupe et jouer Sister Ray. » Peter McNeish (pas encore Shelley, prénom qu’il aurait porté s’il avait été une fille) rencontre en 1975 Howard Trafford (bientôt Devoto) après être tombé sur une petite annonce à l’Institut de technologie de Bolton. Excités par la découverte des tout jeunes Sex Pistols, ils se teignent les cheveux en orange, portent des lames de rasoir aux oreilles, deviennent les premiers punks de Manchester et décident dès 1976 de faire jouer la bande à Johnny Rotten en ville pour en assurer la première partie. Ils n’ont pas trouvé de musiciens à temps mais font ce jour-là la connaissance de Steve Diggle par l’intermédiaire du légendaire Malcolm McLaren. Shelley (qui vend les tickets à la porte) et Devoto ont rendez-vous avec un musicien et pensent l’avoir trouvé en discutant avec Diggle sur qui le manager des Pistols a mis le grappin en essayant de faire entrer du monde dans la salle. Pete et Steve pensent même s’être parlés au téléphone « J’avais rendez-vous avec un autre type en fait. C’était surréaliste. J’ai assisté aux funérailles de Malcolm il y a quelques années. Un enterrement bizarre. Il y avait même un mec de cette tribu norvégienne, les Samis, qui émettait des cris de loup. Tout est si contrôlé aujourd’hui. De notre temps, on tirait le tapis sous les pieds des maisons de disques. Malcolm aimait le dadaïsme, le situationnisme français. Foutre le bordel, provoquer le chaos artistique. Il a fait de l’époque ce qu’elle a été. Il a souvent été présenté comme un clown, un fauteur de troubles mais tu as besoin de gens comme lui. »

Premières répétitions dans une église locale en échange d’un concert pour les gamins du coin ( « Le curé s’est demandé quoi en entendant Orgasm Addict « ). Lorsqu’ils font revenir les Pistols à Manchester en juillet de la même année, les Buzzcocks sont prêts et ouvrent la soirée. « On a eu de bonnes reviews et ça a mis la province sur la carte. La musique ne devait pas nécessairement venir de Londres. Pour le coup, elle était l’oeuvre des types bizarres du coin de la rue. On a besoin d’exemples, de héros locaux… Et on en trouve de moins en moins. Regarde dans le foot. Le dernier vrai Mancunien qui a défendu les couleurs de United, ça devait être Paul Scholes. Ça remonte. »

Premier disque autoproduit du punk anglais avec la modique somme de 500 livres (aucun label indépendant n’existe alors à Manchester), le quatre titres des Buzzcocks Spiral Scratch, enregistré avec Martin Hannett (qui bossera ensuite avec Joy Division, New Order, les Stone Roses et les Happy Mondays) lance en janvier 1977 la carrière discographique du groupe. Après onze concerts et avant même l’enregistrement du premier album, Devoto s’en va et fonde Magazine. Live fast, die young. Les Buzzcocks tiendront le haut du pavé pendant quatre ans et trois albums avant de se reformer fin des années 80.

« Comme Shakespeare »

Diggle, 64 ans, a la langue bien pendue, le gosier en pente, la mémoire vive et l’anecdote facile. Il se souvient des débuts du mouvement en Angleterre. Du climat plombé de l’époque. « On a commencé avec les Pistols mais aussi The Clash, The Jam, les Damned. C’était en 1976. On était les seuls dans le pays avec ce son. Mais surtout, avant, personne ne chantait sur des trucs qui avaient vraiment du sens. Les groupes d’alors te parlaient de champignons dans le ciel. Ce genre de conneries… Nous, on arrivait avec des chansons très directes de trois minutes qui parlaient de nos vies et de ce qui nous entourait. Du réalisme social. Des trucs dans lesquels l’auditeur pouvait se retrouver (des chansons pleines d’ironie et d’autodérision sur les tourments des amours adolescentes, le dégoût de la consommation, la frustration sexuelle et sentimentale…, NDLR). On avait besoin d’excitation. Rien ne se passait. Aucune direction. Nulle part. Aucune intelligence. La scène musicale était terriblement chiante. On a été signés (par United Artists, NDLR) pour réveiller les gens avec des chansons courtes et efficaces. Il y avait déjà eu les Who avec ce côté expéditif et destructeur. Ils pétaient leurs guitares. Mais c’était oublié depuis longtemps. Avec le prog, on en était arrivés à une chanson par face de 33 Tours… »

Les Buzzcocks se distinguent avec des morceaux nerveux et mordants. Les mélodies pop se fracassent sur l’urgence, l’énergie et le DIY du punk. Le tout avec des textes intelligents, lettrés… « Mon frère m’avait parlé de Camus, de Sartre. De tous ces bouquins passionnants. Les gens étaient surpris. Je buvais. Je prenais des drogues mais je n’étais pas un illettré… Tout cette pensée a été vraiment importante pour moi. Plutôt que de claquer mon fric dans des singles et des albums, je me suis mis à acheter des livres. Crime et châtiment ou que sais-je. Je viens de la working class. Pas d’une école privée avec l’accent posh… Je connaissais la douleur, la pauvreté, la réalisation de soi. J’avais conscience de ce qui se passait autour de nous. Et c’est important. Je pense qu’on l’entend dans les chansons des Buzzcocks. Comme Shakespeare, on parlait de la condition humaine… Ce n’était pas du songwriting conventionnel. »

Diggle ne sait pas trop ce qui lui a ouvert les portes de la littérature et de la poésie. Cette poésie qui semble pour l’instant influencer la jeune scène rock. « Manchester à l’époque était une ville sombre et nuageuse… Quand tu es assis dans une pièce obscure éclairée par une ampoule, tu commences à nourrir ce genre de pensées existentialistes. À Londres, tu avais un tas de distractions. Mais à Manchester à l’époque à part le football et George Best… Best était le cinquième Beatles. Il avait leur coupe de cheveux. Il disparaissait parfois pendant plusieurs jours et on apprenait qu’il avait passé son temps à jouer au billard ou à se bourrer la gueule dans des boîtes de nuit. C’était un rebelle. Il était entouré de filles glamour. Une vraie rock star du foot. »

Ça lui parle ça à Steve. Mais ce n’est qu’une facette du personnage et de ses Buzzcocks. « Notre premier album Another Music in a Different Kitchen a quelque chose de futuriste. On était influencés par le kraut et l’expérimentation. Par Stockhausen… Même si on avait des super mélodies, il y avait toujours des rythmes discordants, un peu de bruit derrière tout ça. Ce n’était pas aussi direct que ça en avait l’air. Les Buzzcocks ne se limitent pas aux singles qui passaient à Top of the Pops ( Singles Going Steady les a magnifiquement compilés, NDLR) . Ils ont même un peu caché ce qu’on était vraiment. Puis, au-delà de notre côté cérébral, on bottait des culs. On provoquait des réactions physiques. Pas des applaudissements polis. Aux États-Unis, un mec a un jour déclaré que Steve Diggle et Pete Shelley, c’était Lennon et McCartney passés au mixeur. » Pas mieux…

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